Prendre des risques ?
Voyager à cheval rend prudent, car chaque décision peut conduire à la catastrophe.
Àen croire le choeur des économistes schumpétériens et de leurs émules progressistes, il faut prendre des risques. L’avenir serait aux risk-takers. Le principe de précaution, ridiculisé, est rendu responsable des maux de la France. Montaigne lui-même ne cesse de moquer la prudence, «chose vaine et frivole » tant «la fortune maintient toujours la possession des événements » : l’incertitude qui enveloppe nos actions est telle que nos meilleurs calculs sont voués à rater leur cible. Quand on sait combien ces considérations sur la « fortune » vaudront à Montaigne de démêlés avec les censeurs du Vatican, qui y voyaient une insulte à la Providence divine, on comprend que cet éloge du risque était aussi une manière discrète de rompre avec une théologie trop déterministe.
Pourtant, ce voyage à cheval m’a rendu d’une prudence insigne. Tous les jours, je dois prendre une série de décisions dont je suis seul respon- sable et qui pourraient conduire à la catastrophe. Faut-il sauter le fossé ou longer le champ pour trouver un terre-plein ? Le gué n’est-il pas trop profond? A-t-on la place de passer dans la chicane pour piétons ? Telle descente empierrée n’est-elle pas trop abrupte ? Est-il bien sage de traver- ser une quatre-voies ? (J’ai un souvenir angoissé de celle de Fontainebleau…)
Desti peut-elle descendre une volée de dix marches? (En l’occurrence, oui, bravo à elle !) L’expérience me rend de plus en plus pusillanime dans mon approche du risque. J’ai ainsi constaté que les chemins noirs indiqués sur les cartes IGN, à l’écart des sentiers balisés, se terminent souvent en cul-de-sac : de nombreux kilomètres à tourner en rond ont tempéré ma passion pour les raccourcis. J’ai appris à «couper mes pertes», comme disent les financiers, un comportement dont Daniel Kahneman a montré combien il était contraire à la psyché humaine ; là où les traders hésitent à vendre des actions en chute libre, je fais désormais demi-tour sans état d’âme sur un chemin incertain. De même, quelques nuits sous la tente m’ont conduit à ne plus partir sans un point de chute en tête. En outre, je consulte les applis météo recommandées par les agriculteurs pour savoir si je dois mettre mon ciré sur le devant de la selle. Et quand je vois écrit « Pièges dangereux» à l’orée des bois solognots, je ne vais pas vérifier l’exactitude de ces menaces.
Tournicoter. Pour prendre des chemins de traverse, les conditions doivent être optimales. « On se sent joueurs ? » ai-je l’habitude de demander à Desti. Ainsi, dans la forêt de Dammarie, près de Juvigny-en-Perthois, une courte étape m’a permis de musarder dans les layons débroussaillés par les chasseurs ; dans la Beauce, des journées de plat sans surprise m’ont décidé à filer à travers les chaumes, en fixant mon cap comme un pilote sur la mer, et en espérant ne pas tomber sur une barrière inopinée ou un champ de tournesols trop serrés; à l’arrivée au-dessus de Plombières, j’ai voulu m’aventurer sur un vieux sentier menant à une chapelle : il a fallu faire ouvrir une clôture électrique par une aimable fermière ; manque de chance, le champ était également fermé à l’autre extrémité, de sorte que j’y ai tournicoté comme un rat de laboratoire avant de trouver une issue. Pour se sentir joueur, il faut avoir du temps devant soi.
Là où la prudence devient indispensable, car elle implique un autre être vivant, c’est dans la gestion du cheval et de son effort. Le plus célèbre alexandrin de Racine reste toujours aussi juste : « Qui veut voyager loin ménage sa monture.» Il est tentant de prendre le trot ou le galop pour traverser plus vite les plaines de l’Île-de-France. Avec son tempérament « généreux », pour reprendre l’expression d’un vétérinaire, Desti pourrait avoir le malheur de m’obéir : mais elle n’arriverait jamais à Rome. De même, la moindre gêne mérite un traitement radical, à coups de tapis supplémentaires: après huit heures de selle, une petite ampoule risque de se transformer en plaie ouverte. Je paie d’ailleurs aujourd’hui les lourdes conséquences de l’unique imprudence commise à mon départ. Mon harnachement avait été pensé dans les moindres détails : étriers en carbone, tapis en Vetbed, sangle en mohair, filet doublé en Biothane, rênes Camargue confectionnées par mes soins… La seule pièce non réfléchie et non testée, c’étaient les deux tendeurs destinés à fixer à l’arrière de la selle le boudin contenant mes bagages. Je les avais achetés à la va-vite dans une quincaillerie, quelques jours avant le départ. Malheur à moi ! Comme pour le reste, il y a mille sortes de tendeurs. C’est ainsi que mon boudin n’a cessé de ballotter sur le dos de ma monture durant la première semaine, créant une friction au niveau des vertèbres,
à partir ». Est-il permis d’être moins stoïcien et plus épicurien, pour jouir de la vie aussi longtemps que possible ?
Le discours sur le risque trahit trop souvent une morgue de classe. Les entrepreneurs sortis des écoles de commerce disposent de suffisamment de capital économique, intellectuel et social pour se permettre de tout oser. Mais les foyers modestes qui m’accueillent souhaitent avant tout finir de rembourser leurs dettes. Pourquoi donc faudrait-il, quand on a enfin trouvé une stabilité familiale ou professionnelle, « prendre des risques » ? Ce conservatisme placide ne constitue-t-il pas l’indispensable terreau de la société ? Un ami assureur, qui m’a rejoint à Saint-Baslemont pour un pique-nique salvateur lors d’une journée de canicule, m’expliquait pourquoi les Français plébiscitent l’assurance emprunteur, qui permet d’éponger un crédit en cas de décès ou d’invalidité. N’est-ce pas la forme de prudence la plus généreuse ?
Si la prudence préserve des excès, elle ne saurait elle-même être excessive. Je ne peux cette fois qu’applaudir Montaigne quand il écrit : « Il n’est rien qui nous jette tant aux dangers qu’une faim inconsidérée de nous en mettre hors. » Quand on arrive sur un pont où foncent les camions, évitons de nous réfugier sur le passage pour vélos, souvent trop étroit ou trop glissant, et plantons-nous au milieu de la voie de droite en ignorant les klaxons. En sus de la prudence, le voyage à cheval apprend l’impolitesse. L’une et l’autre sont une question de survie
■ Pour suivre l’itinéraire de Gaspard Koenig et lui proposer le gîte : gaspardkoenig.com.
Le discours sur le risque trahit trop souvent une morgue de classe.