Le Point

Les deux veines

- PAR CLAUDE ARNAUD*

Daniel Mendelsohn est l’enfant de deux cultures, la judéo-chrétienne, par sa famille venue d’Allemagne et décimée par les nazis, et la gréco-latine, par ses études et son érudition. La première lui a soufflé le sujet de son grand livre, Les Disparus, vaste enquête sur six de ses parents qui périrent dans l’Holocauste. La seconde lui a inspiré Une odyssée, roman retraçant la croisière qu’il fit en Asie Mineure avec son père, peu avant que ce dernier ne meure, et le séminaire qu’il consacra simultaném­ent à l’épopée homérique.

Ces deux veines convergent dans ces Trois Anneaux. Écrit entre la dépression qui suivit la rédaction des Disparus et la renaissanc­e qu’initia Une odyssée, ce récit suit quelques-uns des traducteur­s, essayistes et passeurs qui finirent de faire de l’épopée homérique un des piliers du roman occidental. Erich Auerbach d’abord, un érudit allemand qui fuit le nazisme à Istanbul et y écrivit un essai sur la représenta­tion de la réalité dans la littératur­e occidental­e. Fénelon ensuite, qui ajouta au périple d’Ulysse Les Aventures de Télémaque, qu’on découvre avoir été lues dans tout l’Orient, et jusqu’à très tard, par des musulmans et des chrétiens captivés par cette évocation du pouvoir des dieux grecs par un évêque français ayant élevé le petit-fils de Louis XIV. Proust enfin, héritier des deux mêmes cultures que Mendelsohn, qui tomba amoureux d’un lointain neveu de Fénelon.

Mendelsohn analyse en même temps les traditions narratives divergente­s de ses deux cultures – la grecque aimant par optimisme la clarté, le réalisme et les digression­s ; la juive cultivant depuis la Bible un mystère teinté d’abstractio­n. Il use de la première pour faire revenir ses thèmes avec l’aisance d’une Pénélope tramant sa toile, sans cesser de confronter ses érudits à la brutalité des persécutio­ns et des disgrâces qu’ils subirent. Revisitant son héritage diasporiqu­e avec le calme de celui qui est arrivé à bon port, des université­s américaine­s, où il enseigne, à la New York Review of Books, où il collabore, Mendelsohn chemine avec maestria d’Istanbul à Berlin, et de Paris à New York, en passant par Troie et Ithaque. Difficile d’éclairer avec plus de grâce ces trente siècles d’histoire littéraire : toute une bibliothèq­ue tient dans ces 200 pages, plus légères qu’une tablette, aussi riches en pépites que le fleuve Pactole

■ Trois Anneaux. Histoires d’exil, de Daniel Mendelsohn. Traduits de l’anglais (États-Unis) par Isabelle D. Taudière (Flammarion, 200 p., 19 €).

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REVISITANT SON HÉRITAGE DIASPORIQU­E AVEC LE CALME DE CELUI QUI EST ARRIVÉ À BON PORT, IL CHEMINE D’ISTANBUL À BERLIN, ET DE PARIS À NEW YORK, EN PASSANT PAR TROIE ET ITHAQUE.

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Daniel Mendelsohn.

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