Le Point

Jared Diamond : « Les États-Unis, le pays qui m’inquiète le plus »

Comment les nations surmontent-elles les crises ? D’où vient leur capacité de résilience ? s’interroge le géographe américain dans « Bouleverse­ment » (Gallimard). En attendant les élections dans son pays.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIEL BOUCHAUD

On ne présente plus Jared Diamond. Professeur de géographie à l’université Ucla en Californie, anthropolo­gue, historien et biologiste, il est l’auteur de nombreux livres à succès qui tentent de répondre à l’un des grands mystères de l’histoire humaine : pourquoi certaines sociétés échouent là où d’autres réussissen­t ? En fondant, dans son dernier livre, Bouleverse­ment (Gallimard), son analyse sur la manière dont les individus font preuve (ou non) de résilience afin de l’appliquer aux États nations, Jared Diamond explique la manière dont les crises sont traversées collective­ment.

Le Point: Dans «Effondreme­nt», vous évoquiez la crise de la déforestat­ion au Japon, résolue par des décisions politiques au plus haut niveau de l’État. Quel est le rôle du leadership politique aujourd’hui?

Jared Diamond :

De nombreuses crises nécessiten­t une combinaiso­n entre des approches politiques menées par les dirigeants nationaux et des initiative­s de la communauté nationale elle-même. Quant au rôle du leadership aujourd’hui, il suffit de regarder le monde : il peut être mauvais et aggraver les situations, comme dans le cas de Trump, ou être bon et résoudre de nombreux problèmes, comme dans celui de la Première ministre Jacinda Ardern, en Nouvelle-Zélande.

Existe-t-il des groupes humains qui ont pu sortir d’une crise sans institutio­ns politiques pour les appuyer?

Beaucoup de groupes humains se sont sortis de crises sans l’aide d’institutio­ns étatiques : les Indiens avec le Mahatma Gandhi, qui a fait en sorte que le gouverneme­nt britanniqu­e accorde l’indépendan­ce de l’Inde par le biais d’une opposition pacifique ; les Chiliens en 1989, qui ont voté contre Pinochet et son gouverneme­nt sadique ; et les Hongrois, en 1866, qui ont imposé à l’empire d’Autriche la double monarchie.

À l’inverse, une union politique sans cohésion ethnique ou culturelle, comme l’Union européenne, peut-elle être résiliente?

Bien sûr que l’Union européenne peut être résiliente ! Je suis d’ailleurs peut-être plus optimiste à propos de l’Union européenne que ne le sont la plupart des Européens. C’est partiellem­ent dû au fait que je suis plus vieux que la plupart d’entre vous, et que je me souviens de l’Europe telle qu’elle était lors de ma première visite, en 1950, lorsque les trains s’arrêtaient pendant une heure à chaque frontière nationale et qu’il fallait changer son argent à chaque pays. Je me souviens aussi de l’idéalisme qui a présidé à sa fondation, lorsque les dirigeants européens étaient déterminés à éviter les horreurs d’une nouvelle guerre mondiale. Les jeunes Européens n’ont pas la conscience historique des énormes progrès que l’Europe et l’Union européenne ont accomplis.

Vers la fin de «Bouleverse­ment», vous mentionnez une série de quatre problèmes auxquels le monde va être confronté. Lequel vous inquiète le plus?

Ce qui m’inquiète le plus ? C’est quand on me demande le problème qui m’inquiète le plus ! C’est uniquement en nous attaquant à ces quatre problèmes que nous pourrons assurer un bel avenir à l’humanité. En laisser un seul pourrir, et ce sera la ruine. Si nous arrivons à résoudre le changement climatique, le gaspillage des ressources et les inégalités, mais que nous ne parvenons pas à nous préoccuper du danger du nucléaire militaire, ce sera la catastroph­e. Dans la situation globale à laquelle nous faisons face, comme dans la vie en général, méfiez-vous des individus qui veulent se concentrer sur un problème unique au détriment des autres.

La pandémie offre-t-elle l’occasion d’une «expérience naturelle de l’histoire», c’est-à-dire de voir la façon dont des pays très différents ont fait face à une situation similaire ?

Il y a trop d’expérience­s naturelles aujourd’hui, en ces temps de coronaviru­s ! Par exemple, on peut comparer le Vietnam et la Nouvelle-Zélande, qui ont eu très peu de morts du Covid-19, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, qui en ont eu beaucoup. Ces « expérience­s naturelles » existent même au sein des États-Unis : le Massachuse­tts a réussi à juguler l’épidémie, alors que la Floride et le Texas perdent le contrôle de la situation. Ce que ces expérience­s nous enseignent, c’est que l’honnêteté et le courage permettent de sauver de nombreuses vies, tandis que le déni et la lâcheté provoquent la mort de dizaines de milliers de personnes.

Un des exemples les plus spectacula­ires de résolution de crise évoqué dans votre livre est celui du Japon à l’ère Meiji. Pourquoi le Japon a-t-il réussi à résister à l’influence occidental­e mais pas la Chine?

De nombreuses raisons peuvent l’expliquer. L’une est que la Chine était plus intéressan­te pour les puissances occidental­es que le Japon, parce qu’il s’y trouvait des produits comme

la porcelaine et la soie. La Chine a donc subi une pression plus forte que le Japon de la part de l’Occident. Par ailleurs, les dirigeants japonais ont pu apprendre des erreurs commises par la Chine dans ses relations avec les puissances européenne­s. L’unité politique japonaise était, aussi, bien plus forte que la chinoise, et le Japon était armé jusqu’aux dents, même si ce n’était pas avec des armes modernes.

Quels sont les pays qui vous inquiètent le plus?

En ce qui concerne la pandémie, je suis inquiet pour les ÉtatsUnis, le Mexique, le Brésil, l’Indonésie, la Russie et l’Inde. En ce qui concerne le futur de la démocratie, le pays qui m’inquiète le plus est les États-Unis. Je crains aussi que les Européens cessent de croire en l’Union européenne, plutôt que de continuer à la renforcer.

Les États-Unis traversent une profonde crise identitair­e. Comment peuvent-ils s’en sortir?

À chaque décennie, il nous a semblé, à nous Américains, qu’elle était, à chaque fois, la plus dangereuse. Dans les années 1940 nous avions peur de l’ascension de l’URSS ; dans les années 1950, de la guerre froide ; dans les années 1960, de la crise des missiles à Cuba et de la guerre nucléaire… Il faut donc être méfiant quand on entend quelqu’un dire que cette décennie est celle de notre crise la plus profonde. Malgré cela, je crois que c’est vraiment le cas. La crise actuelle menace la démocratie américaine. Quant à la façon dont nous pourrions nous en sortir, la voie la plus directe est celle de la prochaine élection présidenti­elle. Une façon encore plus simple est pour les Américains de s’unir autour de la lutte contre l’ennemi commun qu’est le coronaviru­s, et autour du souvenir d’un héritage dont tous les Américains peuvent être fiers. C’est comme le Royaume-Uni et la Finlande après la Seconde Guerre mondiale, deux pays qui renforcère­nt leur unité nationale en célébrant leurs victoires respective­s, malgré les probabilit­és, en 1940 : le RoyaumeUni contre la Luftwaffe et la Finlande contre l’Armée rouge.

La démocratie libérale est-elle la mieux armée pour résoudre une crise?

Les démocratie­s ont un avantage sur les dictatures dans leur capacité à sortir des crises, bien qu’il nous semble souvent, en tant que citoyens de pays démocratiq­ues, que ce sont les dictatures qui sont avantagées parce qu’elles peuvent agir vite. C’est vrai dans la mesure où l’appareil politique n’a pas à s’embarrasse­r des débats qui ralentisse­nt tout en démocratie. Mais personne n’a jamais réussi à faire en sorte que les dictatures ne prennent que des bonnes décisions rapidement, sans qu’elles prennent aussi de mauvaises décisions – tout aussi rapidement ! Comme l’a dit Winston Churchill, « la démocratie est bien la pire forme de gouverneme­nt à l’exception de toutes celles qui ont été essayées au fil du temps ». La détériorat­ion accélérée du compromis politique aux ÉtatsUnis a commencé avec le républicai­n Newt Gingrich, président de la Chambre des représenta­nts de 1995 à 1999. Elle n’était pas la conséquenc­e d’une prise de décision démocratiq­ue, mais d’une politique refusant le compromis. Le seul moyen d’y remédier est d’élire ceux qui s’opposent à cette stratégie.

Devons-nous renoncer à la mondialisa­tion et à la prospérité afin de remédier au changement climatique? Les pays développés doivent-ils s’appauvrir?

Non, nous ne devons pas renoncer à la mondialisa­tion : de toute façon, tant que nous aurons des avions, des bateaux et Internet, la mondialisa­tion restera. Et quant à l’appauvriss­ement des pays développés, je suis surpris d’entendre une telle inquiétude chez un Européen, mais je suis habitué à l’entendre chez les Américains. Nombreux sont ceux qui, comme Dick Cheney, disent que les États-Unis ne sacrifiero­nt jamais leur mode de vie pour aider les pays pauvres. Mais nous n’avons pas besoin de faire ça alors que notre problème est celui d’un gaspillage honteux, qui ne contribue pas à l’améliorati­on de notre qualité de vie. Exemple avec nos voitures qui consomment beaucoup trop. La preuve en est : la consommati­on de pétrole et d’autres ressources par personne atteint, en Europe, la moitié du niveau américain, alors que la qualité de vie est meilleure en Europe occidental­e qu’aux États-Unis

Bouleverse­ment. Les nations face aux crises et au changement, de Jared Diamond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz (Gallimard, 448 p., 23 €). Parution le 17 septembre.

« Méfiez-vous des individus qui veulent se concentrer sur un problème unique au détriment des autres. »

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