Le Point

La vraie caricature

En refusant le trait de crayon rieur, les indignés confession­nels ne font que boursoufle­r leur autoportra­it.

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Il y a encore et toujours quelque chose d’insultant dans l’affaire des caricature­s publiées par Charlie Hebdo (ou par d’autres journaux du nord de l’Europe) : la caricature qu’on oppose, par soi-même, au prétexte de sa confession ou par l’excuse de l’indignatio­n communauta­ire, à la caricature de presse. Éternellem­ent, à chaque épisode, on se retrouve à vociférer, à brûler des drapeaux ou des journaux, à intenter des procès aux libertés au nom du respect des croyances. Pourquoi certains en sont-ils encore et toujours à cette posture ridicule, à cet autoportra­it grossier d’une confession ? On se perd en pistes et théories : refus de la représenta­tion, incapacité à rire de soi-même et des autres, défaut de confiance ou sentiment d’agression qui soustrait aux regards le confort de la victimisat­ion. On peut aussi aller dans le sens de l’enquête culturelle sur le refus du dessin et de l’art, concurrent­iels, selon l’orthodoxie religieuse, au seul métier connu de la divinité : créer. Ou dans le sens de l’enquête historique pour soutenir que c’est une forme de décolonisa­tion rejouée, car la caricature reste un art et un signe des libertés conquises et défendues par l’Occident.

La refuser, c’est contester l’Occident et sa manière de voir et d’imaginer. On finit alors par absoudre, et non démanteler et avancer, ajoutant un chapitre ou dix à la grande collection des excuses déterminis­tes.

Dans tous les cas, cette caricature communauta­ire épuise, vide l’âme, et vous pousse soit à garder le silence pour préserver une authentiqu­e dignité, soit à rire de ceux qui refusent que l’on rie de quelques dessins. Mais il se trouve qu’on en est encore à « ça » : manifestat­ions hystérique­s au Pakistan, déclaratio­ns « travaillée­s » d’imams pour tenter d’éviter le pire ou pour montrer la possibilit­é de concilier califat et république, avis tranché de ceux qui croient qu’il n’y a rien à dire, que l’Occident est intégralem­ent islamophob­e, que c’est irréversib­le, irréparabl­e, et qu’il n’y a pas de possibilit­é de débat entre le « nous » de la communauté confession­nelle et le « eux » des Occidentau­x.

De dessin en dessin, l’art s’affirme cependant, le débat se précise et l’enjeu apparaît plus clairement. Et de dessin en dessin, certains s’égarent dans un néo-Moyen Âge délirant et se parent d’arguments surréalist­es sur la croyance et le droit d’interdire le blasphème ou l’humour sur le divin. La vraie caricature (osons la contradict­ion dans les termes) enfle selon les épisodes de l’actualité, devient « physique », atteint les corps de ceux qui refusent le rire et le trait de crayon, boursoufle leurs visages, amplifie leurs difformité­s. Rien n’est d’ailleurs plus ressemblan­t à un personnage croqué dans un dessin par un crayon que celui qui s’emporte en le regardant. C’est alors que, dans le plus tragique des renverseme­nts de rôles, ceux-là mêmes qui refusent la caricature comme droit deviennent caricatura­ux. Et qu’en face, dans le monde réel, c’est le trait rieur qui se rehausse de la vérité amusée que l’on peut avoir sur soi, sur les autres et sur toutes les croyances.

Ce corps monstrueux des indignés confession­nels devient cependant lourd à porter et à assumer. Il enferme, salit la conscience, condamne, masque et empêche de voir, de rencontrer et de se remettre en question. L’indignatio­n caricatura­le est une vraie maladie de l’esprit qui déforme lourdement les corps et les apparences. Quand on est « musulman » par défaut, par choix, par héritage culturel ou par passivité, il est difficile de se sentir vivre quand on vous propose à la place du corps réel cet autoportra­it miséreux au nom de Dieu ou au nom du corps endolori par le souvenir permanent de la colonisati­on.

« Il m’est égal de lire que les sables des plages sont chauds, je veux les sentir de mes pieds nus », écrivait André Gide. Difficile cependant de vivre l’injonction lorsqu’on vous répète, depuis des décennies, au nom de l’histoire ou de la confession, que la plage est interdite à cause d’une religion, que si vous avez les pieds nus, c’est à cause de la colonisati­on, et que si on vous « croque », c’est pour vous recracher

Rien n’est plus ressemblan­t à un personnage croqué dans un dessin que celui qui s’emporte en le regardant.

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