Le Point

Plus de bricolage, moins de « bullshit jobs »

Maréchaler­ie, bourreller­ie, secourisme équin… Notre philosophe découvre la satisfacti­on du « bricoleur ».

- PAR GASPARD KOENIG

La dernière fois que j’ai tenté de planter un clou à la maison, les réparation­s ont coûté plusieurs centaines d’euros, assortis d’une mise en garde assez ferme contre de tels accès de virilité. Heureuseme­nt, l’économie de services permet aujourd’hui à un empoté de survivre socialemen­t, voire de se vanter de sa maladresse avec une pointe de forfanteri­e.

Ma longue formation au voyage à cheval m’a forcé à prendre les travaux manuels plus au sérieux.

Car les clous, il fallait désormais les planter dans la corne d’un sabot, et le moindre faux mouvement pouvait estropier ma monture. J’ai donc commencé par apprendre le coup de marteau, un mouvement qui doit venir du poignet, sans forcer, en laissant rebondir la tête contre le clou.

Puis, grâce à la bonne volonté légè- rement hautaine d’un cheval endurci, je me suis entraîné des heures durant à la maréchaler­ie, en nage et le dos brisé, m’appliquant à ôter et remettre un clou, puis deux, puis un fer entier. Il a fallu ensuite maîtriser les outils : tricoise, brochoir, dégorgeoir, rogne-pied… J’ai suivi en bourreller­ie une instructio­n similaire, moins physique mais tout aussi fatale au maladroit : à partir d’une pièce de cuir brut, j’ai dû mesurer, couper, abat-carrer, amincir, biseauter, percer, poisser et coudre ces points sellier qui me déchiqueta­ient les doigts, plus habitués au clavier de l’ordinateur. Le sommet de mon art consista à tresser mes rênes camargue qui, en se rejoignant à leur extrémité, permettent une meilleure prise en main. Je dus également m’exercer au secourisme équin, en surmontant mon appréhensi­on des piqûres. Ces nouvelles et fragiles compétence­s me furent vite utiles : le premier soir, Desti tordait un de ses fers en faisant un faux pas, m’imposant de déferrer,re

si on la compare aux heures passées sur l’ouvrage. C’est un besoin anthropolo­gique, pas un calcul comptable. Voilà une sacrée atteinte au principe de la division du travail tenu comme un absolu depuis Adam Smith. En se divisant, le travail perd aussi son sens. Ne cherchons pas plus loin l’explicatio­n des « bullshit jobs » mis en lumière par le regretté David Graeber.

Le corollaire naturel du travail manuel, c’est la débrouilla­rdise. Là encore, je reviens de loin. J’avais l’habitude de chercher sur Internet les outils « faits pour ». Il m’a fallu apprendre à « faire avec », en abandonnan­t mes exigences de consommate­ur. Comment fixer un pansement sur une peau de cheval ? Avec du ruban de maçon (la pauvre Desti semblait emballée par Christo). Comment protéger une zone sensible du frottement de la selle ? En cousant un troisième tapis. Comment créer une courroie supplément­aire pour maintenir mon sac à l’arrière de la selle? Avec une vieille étrivière. Ce ne sont bien sûr que broutilles par rapport à l’inventivit­é des vrais randonneur­s à cheval. Ainsi Bernard, dit « le baroudeur de Lorraine », des dizaines de milliers de kilomètres à son actif, la moustache jusqu’aux oreilles, m’a retrouvé à Biencourt-sur-Orge pour partager avec moi de précieuses astuces, comme de rembourrer le collier de chasse avec des cagoules en laine. Dans son équipement, rien n’était standard : tout avait été détourné, recomposé, rafistolé. C’est à la fois une nécessité pratique et un art de vivre, à mi-chemin entre le rapiéçage du vagabond et le sur-mesure du dandy.

Et c’est surtout une manière de penser. Claude Lévi-Strauss a montré comment la pensée sauvage, autrement dit le processus cognitif originel de notre humanité, fonctionne par « bricolage ». De même que le bricoleur détourne les objets de leur finalité, en réinterpré­tant leur fonction à mesure de leur usage,

« Le corollaire naturel du travail manuel, c’est la débrouilla­rdise. Comment fixer un pansement sur une peau de cheval ? »

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