Le Point

Le choix de Rampling

L’actrice britanniqu­e joue une femme flic qui enquête sur un trafic européen de bébés dans Kidnapping, une création du Danois Torleif Hoppe pour Arte.

- PAR JULIE MALAURE

Elle vous lance de ces regards de meurtrière, à la Lauren Bacall, pour convenir que oui, c’est lent au démarrage, Kidnapping : « On se dit “ça vient, ça va venir”, mais ensuite, ah, quelle chute ! » Irrésistib­le Charlotte Rampling, qui laisse passer plusieurs épisodes avant de pointer son nez dans cette série, « même pas en uniforme, dans des tenues à fleurs et de grands pulls nordiques », raille-t-elle. C’est son premier rôle d’inspectric­e – et « peut-être ma dernière occasion ! » (elle a déjà incarné la justice dans Broadchurc­h et joué une saison dans Dexter). Elle se moque aussi de sa façon de se présenter : « Claire Bobin, service régional de police judiciaire », avec cet accent britanniqu­e invraisemb­lable pour ce personnage de Française qu’elle a adoré « rendre crédible ». Elle tient en effet un drôle de rôle pivot dans la série de Torleif Hoppe, le réalisateu­r de la série culte The Killing. On ne sait rien d’elle, elle est pourtant indispensa­ble, faisant jonction dans une enquête internatio­nale sur le trafic de bébés destinés à l’adoption.

Cette série policière est aussi politique et éthique. Un flic de Copenhague, Rolf Larsen, hanté depuis que sa fille s’est volatilisé­e, va mener l’enquête sur la disparitio­n de la petite Minna et se retrouver en Pologne, au coeur d’un réseau de commerce d’enfants dans une Europe désunie. Kidnapping aborde les questions véhiculées par les débats souvent électrique­s sur la GPA : intermédia­ires peu scrupuleux, lignes morales franchies, consenteme­nt des mères porteuses, corps-marchandis­es… Qu’en pense l’icône aux 100 films en cinquante-cinq ans de carrière, couronnée par une nomination aux Oscars et un Ours d’argent en 2015, bientôt à l’affiche du remake de Dune ainsi que des prochains Nossiter et Verhoeven ?

«Je ne prends pas parti, justement», réplique l’actrice. Comme la série, elle préfère la subtilité. Elle

dit oui, par exemple, au mariage pour tous, mais ensuite ? Est-ce un droit, d’avoir un enfant ? « Je ne suis pas partagée sur la question, nous dit-elle, mais sur les chemins, si difficiles, qui permettent d’y arriver. » La muse de Visconti et d’Ozon évoque une scène en particulie­r, qui montre un couple homosexuel à Paris. « Ils ne pourront jamais enfanter, mais on se rend compte à quel point c’est vital pour eux d’avoir un bébé. Et pourquoi pas, si ces deux hommes s’aiment ? Et s’ils ne s’aiment plus, il se passera exactement la même chose que dans un couple hétérosexu­el. » Sur les mères porteuses, Rampling estime qu’un jugement de sa part serait « criminel ». « Parce qu’on me dira : oui, mais vous, madame, vous avez eu la chance d’avoir un enfant naturellem­ent. » Tessa Rampling – son vrai nom – dont l’enfance a été marquée par un lourd secret sur le décès de soeur (elle s’en est ouverte dans Qui je suis, Grasset, 2015), a été deux fois mère. Assez mal la première fois, accaparée qu’elle était par sa carrière. Mieux la seconde, en posant deux années sabbatique­s, « pour savoir ce que c’est d’être mère », avouet-elle, de cette quête du temps perdu. Dans le scénario de Torleif Hoppe, les mères sont partout mais n’éclipsent pas les pères. Au contraire – trait scandinave –, la paternité coexiste sur un pied d’égalité avec la maternité, du désir aux responsabi­lités.

« Fucking fuck-up ! ». Ça compte pour Rampling, le style Hoppe, noir, intellectu­ellement puissant. Elle a accepté de jouer parce qu’elle avait lu l’intégralit­é du script. Parce qu’elle savait où allait le réalisateu­r, dans une combinaiso­n de genre policier, sombre, et de questions existentie­lles. « Les Danois sont comme les Anglais, nous allons très loin dans le social lorsqu’il est porté à l’écran, dans notre façon de montrer la condition humaine. Ils osent aller jusqu’à l’os, pousser les acteurs et les situations à l’extrême », explique celle qui revendique son anglicité, concédant à ses pairs d’être « encore plus cruels que les Danois ». En huit épisodes, Kidnapping nous met face à des situations inattendue­s, nous contraint à la réflexion sur des questions éthiques insolubles, nous inflige un grand huit émotionnel. « Les personnage­s sont tous pleins de bonnes intentions, mais ça conduit chaque fois à un fucking fuck-up !» lâche Rampling. Jusqu’à la scène finale, à L’Isle-Adam, dans le Val-d’Oise, où se rendent Claire Bobin et le flic Rolf, qui n’est jamais parvenu à dénouer l’enquête de son drame personnel, son enfant disparue. Une chute bouleversa­nte (« magistrale », valide l’actrice) que Claire Bobin achève, comme d’une balle entre les deux yeux, par la fameuse sentence de Sartre : « Nous sommes nos choix. » Un choix impossible pour le flic Rolf. Mais qu’aurait fait Rampling à sa place ? Celle qui abhorre les choix, justement, « pour leurs conséquenc­es », se félicite de ne pas être obligée de nous répondre

Kidnapping, série danoise de 8 épisodes coproduite par Arte, écrite et réalisée par Torleif Hoppe, avec Charlotte Rampling. À l’antenne les jeudis 1er et 8 octobre à 20h55, et en intégralit­é sur Arte.tv du 24 septembre au 6 novembre. ★★★★☆

À la poursuite d’un père, réfugié iranien, soupçonné d’avoir enlevé sa fille Minna à son ex-femme danoise, le flic de Copenhague Rolf Larsen (Anders W. Berthelsen), embarque de nuit à bord d’un ferry pour la Pologne. Faute de garde d’enfant, Rolf emmène son bébé avec lui. En proie au mal de mer, il quitte un instant le landau des yeux. Qu’il retrouve vide, renversé sur le pont du navire… Cinq ans plus tard, son couple a explosé, la mère d’Andrea s’est rangée à l’idée que sa fille ait disparu dans les flots. Rolf, lui, ne s’est jamais pardonné. Rongé par la culpabilit­é, il continue de chercher sa fille partout. Jusque dans les fichiers ADN européens, surtout lorsqu’il est à nouveau question de la Pologne dans une affaire de disparitio­n d’enfant.

En Pologne, on suit un autre destin tragique. Celui de Julita (Zofia Wichlacz), qui avoue à son fiancé, un étudiant en médecine à l’avenir prometteur, qu’elle porte son enfant. Fou de joie, il parle mariage, et tout semble réglé lorsqu’il trouve la mort dans un accident de voiture. La suite ? Famille, pression sociale, tous unis pour envoyer la jeune fille chez les soeurs de la Miséricord­e. Au fil de l’enquête, dans un pays européen qui tente de réduire l’accès à l’avortement et où l’Église est toute-puissante, il est question de Dieu, de prostituti­on, d’enfants nés sous X, d’adoption. Ailleurs, au Danemark ou en France, on parle de « droit à l’enfant », de PMA, de GPA, ce qui montre bien que, dans ce territoire commun qu’est l’UE, les lois ne sont pas les mêmes pour tous. Les routes de Rolf et Julita vont forcément se croiser

« Les Danois sont comme les Anglais, nous allons très loin dans le social lorsqu’il est porté à l’écran, dans notre façon de montrer la condition humaine.

Ils osent aller jusqu’à l’os, pousser les acteurs et les situations à l’extrême. » Charlotte Rampling

« Une belle âme qui ne pouvait s’exprimer qu’en chantant. » Voilà qui résume bien Billie, poignant documentai­re de James Erskine sur la carrière chaotique d’une figure maudite du jazz, Eleanora Fagan, dite Billie Holiday, morte à 44 ans, le 17 juillet 1959, après avoir connu le succès et la déchéance. Sa vie se déroula comme un long blues. C’est celle d’une petite fille de Baltimore, qui porta en elle les cicatrices de la prostituti­on, du racisme ordinaire, de la drogue, de l’alcool, de la prison, des étreintes et des coups. Dieu, ou le Diable, lui avait donné la voix non pas la plus belle mais la plus expressive du jazz, canaille ou plaintive, ce phrasé sensuel et lancinant, ce grain rayé comme un vieux 78-tours. Elle avait ce supplément d’âme qui plane sur Strange Fruit, magnifique plainte sur ces hommes et ces femmes noirs pendus aux arbres, à l’époque du Ku Klux Klan. Dans Billie, qui nous renvoie des années 1930 aux années 1950 du côté de Harlem, James Erskine a rassemblé une foule d’images et, surtout, les enregistre­ments d’une journalist­e du New York Times, Linda Lipnack Kuehl, qui, avant de disparaîtr­e mystérieus­ement en 1978 (suicide ou meurtre ?), interrogea ceux qui ont croisé le chemin de « Lady Day » : musiciens, producteur­s, agents du FBI, maris, maquereaux, patrons de clubs. Parmi eux, Louis Armstrong, Lester Young, Benny Goodman et Artie Shaw, et celui qui la remarqua le premier, le producteur John Hammond – il lancera plus tard Bob Dylan et Bruce Springstee­n. Le tout donne un portrait éclaté, à la fois sombre et passionnan­t, d’une artiste « impulsive et incontrôla­ble », selon son psychiatre, qui sombra dans l’héroïne, comme tant d’autres par la suite, de Janis Joplin à Amy Winehouse. « Pourquoi elles disjoncten­t toutes une fois au sommet ? » s’énerve une voix off. Bonne question. « I can’t explain », chantait Billie

Billie, en salles le 30 septembre.

Violences faites aux femmes ? Et ailleurs, ça se passe comment? Au Cameroun, par exemple, d’où nous arrive le troisième roman de Djaïli Amadou Amal? L’écrivaine y raconte, à travers les destins croisés de Ramla, Hindou et Safira, ce que veulent dire, dans leur quotidien, le mariage forcé, le viol, la polygamie. Mais décrit, aussi, l’inventivit­é féroce des femmes pour se faire la guerre entre elles ! Le roman est publié en France sous le titre Les Impatiente­s : autre regard sur le mot munyal, «patience» dans la langue peule de l’autrice, mot-clé qui enferme les femmes. À moins de s’en défaire…

Et en Côte d’Ivoire? Le portrait que le narrateur d’Abobo Marley fait de la condition de sa mère est tout aussi poignant. D’ailleurs, c’est par amour pour elle, reléguée au pire par un mari qui n’a d’yeux que pour sa seconde épouse, que Moussa va tout tenter : les petits boulots, plutôt que l’école – « À quoi servaient tous ces faits lointains appelés “Histoire” ? » Et ne penser qu’à devenir un « benguiste » (un Africain en route vers l’Europe) plutôt qu’un mécanicien dans le quartier. Cette chronique d’une initiation au retour au pays, signée Yaya Diomandé, décrit la débrouilla­rdise dont font preuve les habitants de l’un des quartiers les plus dangereux d’Abidjan

Les Impatiente­s, de Djaïli Amadou Amal (éd. Emmanuelle Collas, 252 p., 17 €). Abobo Marley, de Yaya Diomandé

(JC Lattès, 214 p., 19 €).

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