Le Point

L’homme qui a passé ses nuits au musée

Krzysztof Pomian est l’un des grands historiens européens. Alors qu’il publie le premier tome d’une « Histoire mondiale » du musée (Gallimard), il s’est confié au « Point » sur sa vie, l’art, le Covid et l’Europe.

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Lorsque nous l’avons rencontré, juste avant le confinemen­t, il revenait de sa Pologne natale, dont les dirigeants, avouait-il, lui gâchaient le plaisir d’y être. Il était allé voir des amis à Gdansk, là où se trouve l’un des chefs-d’oeuvre de la peinture européenne qu’il a toujours plaisir à contempler : Le Jugement dernier, de Hans Memling. À peine avait-il prononcé le titre de ce tableau qu’il en égrenait le destin chaotique : Bruges 1470, la saisie par des corsaires de Gdansk, l’excommunic­ation par le pape des citoyens de cette ville qui abrita ce vol sacrilège, les troupes napoléonie­nnes qui s’en emparent, Berlin, les nazis, le musée de l’Ermitage…

Il est comme ça, Krzysztof

Pomian, capable à 86 ans de vous raconter de chic les itinérance­s des oeuvres, l’émergence des collection­s, des Este et des Gonzague, et des musées nationaux. Il est capable de bien autre chose puisqu’il fait paraître le premier tome, déjà volumineux, d’une prodigieus­e histoire mondiale du musée qui court de l’Antiquité jusqu’à 1789. Lui qui a écrit aussi une histoire du temps, L’Ordre du temps, a dû faire face à un contretemp­s inédit : le report de six mois, de mars à octobre, de son ouvrage pour cause de Covid-19. Il en a profité pour avancer sur la suite, deux autres tomes, qui paraîtra d’ici à deux ans. Le couronneme­nt d’une vie consacrée à la culture européenne et d’une passion née dans de bien étranges circonstan­ces…

L’étrangeté de l’Histoire n’a en effet pas épargné sa trajectoir­e. « Le 5 septembre 1939, j’ai pris le dernier train pour l’est de la Pologne avec mes parents. » Sans ce viatique, sans doute aurait-il subi le sort de millions de juifs polonais. L’invasion russe de la Pologne le déportera au Kazakhstan, où il passe toute la guerre, après la mort de son père, lisant directeur de recherche au CNRS, est philosophe et historien. dans les steppes son premier livre d’Histoire, une biographie de… Gengis Khan. En 1946, sa mère, haut fonctionna­ire au commerce extérieur, a le choix entre un poste à Londres et un autre à Bruxelles. « Ce fut Bruxelles. Car c’était plus près de Paris. Mon père, communiste, avait traduit des ouvrages sur la Révolution française. J’ai grandi dans ce culte d’une France idéalisée. » À 15 ans, il découvre le Louvre, désert : « Me serait-il venu à l’esprit qu’un demi-siècle plus tard, on ferait la queue dans ce musée, en se bousculant pour La Joconde ?» Devant cet engouement récent de la planète pour les musées, il avance quelques raisons : « La moyenne du public est plus instruite, plus intéressée par l’art, et a eu accès à des milliers de reproducti­ons, a déjà vu ce qu’il ne pouvait voir auparavant. Homo sapiens, depuis les grottes, a cependant toujours eu besoin d’un lien intime avec les images. Mais que ressent le touriste au Louvre ? Que voit-il ? » Et Pomian de rappeler : « On ne peut plus comprendre le choc éprouvé par Schiller devant les copies des antiquités au musée de Mannheim. »

Cette passion pour les collection­s lui est tombée dessus en 1968 à Varsovie, où cet historien de la philosophi­e était revenu à 20 ans. Après avoir travaillé sur Leibniz et la République des lettres du XVIIe siècle, il découvre une correspond­ance entre deux savants : « L’un racontait comment il avait compris un texte grec lacunaire en voyant une collection d’antiquités. » Ainsi, le passé, ses vestiges, rassemblés, pouvait-il transmettr­e de la connaissan­ce. « Une révélation : j’en avais fait une note dans ma thèse en me promettant d’y revenir. » En 1968, il est exclu de l’université pour divergence d’opinion avec le régime de Gomulka. Mais un conservate­ur de musée qu’il a croisé dans la rue lui vient en aide financière­ment en proposant de lui payer un texte de 30 pages, sur n’importe quel sujet. Il repense à sa

■ de Krzysztof Pomian (Gallimard, 704 p., 35 €). À paraître le 1er octobre.

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