Cauchemar en Arctique
Bactéries et virus oubliés, explosions, cités qui s’effondrent… La fonte du permafrost fait des ravages.
Àla fin août, de retour d’un tournage dans la péninsule de Yamal, à l’extrémité nord de la Sibérie, une équipe de Vesti Yamal TV survole en hélicoptère la toundra. Le paysage défile, désespérément plat, quand le pilote repère un cratère géant. Il a sous les yeux un phénomène géologique qui défraie la chronique sibérienne depuis 2014 : l’apparition subite de gigantesques trous dans le pergélisol (terme français pour permafrost). C’est le 17e recensé officiellement depuis 2014, mais les habitants de la péninsule en ont déjà repéré plusieurs centaines, de toutes les tailles.
La cavité observée par l’équipe de télévision ne fait pas moins de 50 mètres de profondeur sur 100 mètres de diamètre. Le fond est noyé sous l’eau. Le plus remarquable, c’est la quasi-verticalité de la paroi circulaire. Quand le phénomène a été remarqué pour la première fois, en 2014, on l’a attribué à l’effet d’une explosion de méthane que le pergélisol relâche en fondant sous l’effet du réchauffement climatique. Il suffit d’une étincelle, et boom ! Antoine Séjourné, chercheur à l’université de Paris-Saclay (CNRS) et spécialiste du pergélisol, explique : « C’était logique, en se réchauffant, le pergélisol réveille la vie microbienne qui consomme des matières organiques et produit du CO2 ou du méthane. Cependant, les experts russes ont vite abandonné l’hypothèse, car il n’y a pas de traces de brûlures autour du cratère. Par ailleurs, les explosions produisent des trous en forme d’entonnoir. » Une nouvelle théorie fait alors son apparition, celle du « bouchon de champagne ».
La surface du pergélisol vole en éclats sous la pression du méthane et du gaz carbonique qui s’accumulent dans le sol. La présence de nombreux blocs de glace et de terre autour de la cavité confirme cette théorie. Les Inuits rapportent que l’explosion est souvent précédée par un gonflement du terrain formant des petites éminences qu’ils appellent pingos, ce qui, dans leur langage, signifie « seins ». Joli ! Certains gonflent d’une manière imperceptible durant des décennies. D’autres, plus brutalement. Gerhard Krinner, directeur de recherche à l’Institut des géosciences de l’environnement (CNRS), auteur du Giec, nous fournit l’explication de ce « gonflement mammaire ». « En été, l’eau liquide peut s’accumuler à certains endroits du pergélisol, puis regeler sur place en se dilatant. » Après quelques mois ou années, le sol finit par ressembler à un mille-feuilles de lentilles de glace, de terre et de vide remplies de méthane et de CO2. Lorsque la pression devient trop grande et fait sauter le bouchon, toute la structure interne s’effondre sur ellemême, formant des cavités à parois verticales. Parfois, elles sont immenses, parfois petites, mais, au fil des périodes de gel et de dégel, les parois fondent et reculent de plusieurs dizaines de mètres. Au cours des dernières années, craignant pour leurs installations, les experts de Gazprom, qui exploite le gaz sibérien, ont repéré des centaines de pingos dans la péninsule de Yamal. En 2017, une étude russe en recensait 7 000 en Sibérie arctique, certains sur le point de s’effondrer. Le phénomène se produit aussi sur le plancher de la mer Arctique, là où le pergélisol existe.
1,6 milliard de tonnes. Lorsque le méthane ne s’accumule pas, il s’enfuit dans l’atmosphère par des fissures. En cumulant les émissions sibériennes, du Canada et de l’Alaska, on arrive à des quantités phénoménales. Environ 1,6 milliard de tonnes par an, soit l’équivalent des émissions de gaz carbonique par le même pergélisol. À cette différence près que l’effet du méthane sur le réchauffement est vingt-cinq fois supérieur à celui du CO2. C’est un cercle vicieux qui fait s’arracher les cheveux à plus d’un climatologue : plus le sol gelé chauffe, plus il émet de gaz à effet de serre, lesquels accélèrent le réchauffement. Cette boucle de rétroaction n’est pas marginale. «Des études suggèrent que les émissions de gaz à effet de serre par les pergélisols actuels amplifieront le réchauffement futur
■
Mammouths, tigres à dents de sabre, rhinocéros laineux… refont surface en pagaille.
d’environ 10 à 20 % », confie ■
Krinner. Et pourtant, fait incompréhensible, à peine deux ou trois modèles climatiques sur la vingtaine prise en compte par le Giec intègrent ce phénomène amplificateur.
La fonte du pergélisol en surface a une autre conséquence désastreuse. D’ores et déjà, nombre de villes sibériennes, canadiennes et même alaskiennes voient leur sol se dérober. Elles menacent de s’effondrer comme un château de cartes. Iakoutsk, la ville la plus froide du monde, est confrontée à un sacré problème. Les pieux de 8 mètres de longueur fichés sous les immeubles pour les ancrer dans le pergélisol sont de moins en moins stables. Beaucoup de bâtiments sont lézardés et certains se sont déjà affaissés. Les inondations se multiplient. En Sibérie, la moitié des installations gazières et pétrolières sont menacées. L’an dernier, une étude menée par l’université d’Oulu (Finlande) estimait à 3,6 millions le nombre de personnes vivant sur le pergélisol dont la vie sera perturbée par la fragilisation des infrastructures.
Pipelines gaziers en péril. Les pipelines qui acheminent le gaz vers le sud souffrent déjà considérablement des mouvements de terrain, qui provoquent de nombreuses fissures, et des inondations engendrées par les fleuves gonflés des eaux de fonte. L’an dernier, la compagnie qui gère le pipeline traversant l’Alaska a dépensé plus de 10 millions de dollars pour réparer les dégâts des inondations. Il y a quelques semaines, les mouvements de terrain ont déclenché une fuite dans un réservoir du Grand Nord russe qui a déversé 20 000 tonnes de gazole dans une rivière. En Alaska, trois bases géantes américaines datant de la guerre froide glissent sur le sol en dégel. Dans celle d’Eielson, un bunker abritant des missiles et de nombreuses autres munitions a commencé à se fissurer : ses portes ne se ferment plus. L’US Army réclame plus d’un milliard de dollars dans les cinq prochaines années pour consolider ses trois bases.
Cependant, la fonte du pergélisol ne fait pas que des malheureux. S’il existe une classe d’individus pour s’en réjouir, c’est celle des paléontologues. Pour eux, c’est Noël presquetouslesjours.Mammouths, tigres à dents de sabre, ours, rhi nocéros laineux, loups, congelés depuis des dizaines de milliers d’années et même plus, refont surface en pagaille. Selon Vladimir Prokopyev, un représentant de la Yakoutie, 500 000 tonnes d’ivoire de mammouth (correspondant à 5 000 mammouths) reposeraient dans le sol yakoute. D’autres estimations évoquent 10 millions de mammouths prisonniers du pergélisol sibérien. Les chasseurs de défenses ont toujours existé mais, depuis peu, c’est la ruée. D’autant que la Chine, principal marché consommateur d’ivoire, a récemment interdit les importations africaines. Une seule défense (à condition qu’elle ne soit pas fossilisée) peut rapporter 45 000 euros. En 2018, 100 tonnes d’ivoire ont été officiellement exportées, dont 80 % en Chine. Auxquelles il faut ajouter le trafic illégal, en forte hausse. Certains chasseurs d’ivoire signalent leurs découvertes aux paléontologues après les avoir débarrassées de leurs défenses.
Au cours de l’été 2018, Pavel Efimov cherche des défenses de mammouth au bord de la rivière Tirekhtyakh, en Yakoutie. Une masse sombre et velue attire son attention : ce n’est pas un morceau de pachyderme, mais la tête d’un loup quasi intacte qui montre encore les crocs. Prévenus, des scientifiques russes ramassent la relique vieille de 40 000 ans. Plusieurs lions des cavernes, dont un bébé de 4 mois, sont aussi déterrés. Mais la découverte la plus étonnante concerne deux petits vers, des nématodes, prélevés dans
■
le sol par un consortium de ■ biologistes russes et américains, en 2018. Pourquoi ? Parce qu’ils ont pu être sortis d’une hibernation respective de 32 000 et 41 700 ans.
Ces nématodes sont parfaitement inoffensifs, mais il existe d’autres organismes bien plus petits et bien plus dangereux qui ne demandent qu’à reprendre du poil de la bête : les bactéries et les virus ! Le pergélisol en contient des milliards, piégés depuis des dizaines, voire des centaines de milliers d’années. Faut-il craindre leur retour à la vie avec le dégel des sols ? Le spectre de la variole est déjà brandi. La vaccination a entièrement éliminé ce virus, mais pourrait-il à nouveau surgir en Sibérie avec le dégel de cadavres de personnes qui en ont été victimes voilà plusieurs siècles ? Certains le craignent.
Je m’en foutisme. Un des premiers à tirer la sonnette d’alarme a été le Français Jean-Michel Claverie. Cet ex-directeur du laboratoire Information génomique et structurale du CNRS et de l’université d’Aix-Marseille sait de quoi il parle : avec son épouse Chantal Abergel, il a multiplié les découvertes de mégavirus dans le pergélisol sibérien. « Si nous ne nous montrons pas prudents et poursuivons l’industrialisation de ces régions sans mettre des dispositifs de protection en place, nous risquons un jour de réveiller des virus comme celui de la variole que nous pensions avoir éradiqués. » Ce ne sont pas des paroles en l’air, luimême a réveillé un pithovirus sibérien après un sommeil de 30 000 ans. « Des virus pathogènes pour les Néandertaliens sont probablement toujours présents quelque part dans des sols gelés », poursuit-il. Pourraient-ils s’attaquer à l’homme ? La question reste posée. Une équipe de chercheurs a tenté de ramener à la vie des bactéries de la pneumonie isolées dans le corps congelé d’un homme mort dans les îles Aléoutiennes. En vain. Même échec avec le virus de la grippe espagnole extrait d’un cadavre congelé. Le laboratoire de Claverie a déjà démontré que des virus pouvaient survivre trente à cinquante mille ans dans le pergélisol, d’autres travaux suggèrent que des bactéries pourraient survivre jusqu’à deux millions d’années.
Pour autant, la probabilité qu’une épidémie naisse dans la toundra reste faible. « La fonte du pergélisol ne concerne que le premier mètre, où ne se trouvent que des organismes contemporains», explique Claverie. Le risque le plus important, mais aussi le plus imprévisible, se situe plutôt dans les exploitations minières géantes. Celles qui dégagent le pergélisol sur plusieurs centaines de mètres d’épaisseur pour accéder aux minerais des roches sous-jacentes. C’est alors que des micro-organismes prisonniers depuis des millions d’années accèdent soudainement à l’air libre. Il suffirait que quelques-uns aient conservé leur virulence pour à nouveau pulluler dans les cités de plusieurs milliers d’habitants que ces exploitations vont engendrer. « Aucune précaution n’est prise, s’émeut Jean-Michel Claverie, les Russes se foutent complètement du danger bactériologique ! »
La situation ne peut qu’empirer, les études géologiques faisant miroiter aux États concernés zinc, plomb, fer, nickel, étain, platine, uranium, diamants ou terres rares. Sans compter, bien entendu, pétrole et gaz. En Sibérie comme en Arctique américain, en Finlande, en Norvège et au Groenland, on assiste à une irrésistible ruée ! Afin de s’emparer de ces richesses, maintenant que l’Arctique est largement découvert de sa banquise, les Russes ont même commencé à armer des usines nucléaires flottantes.
La fonte du pergélisol en Arctique fait moins parler que celle de la banquise, pourtant ses conséquences seront bien plus dramatiques. Qui s’en inquiète ? Les scientifiques et les écologistes, certainement. Les politiques, très peu. Les pays concernés préfèrent considérer les richesses minérales désormais à portée de pioche et les perspectives agricoles. Car, bien sûr, le réchauffement commence à livrer des millions d’hectares à la culture du blé, entre autres. Ainsi va le monde, irréfléchi comme à son habitude. Les habitants de la péninsule de Yamal n’ont pas fini de valser sur un sol bouillonnant
■