Le Point

Delfraissy, un politique en blouse blanche.

De Chirac à Macron, en passant par Sarkozy et Hollande, ils sont tous tombés sous le charme de cet Auvergnat fier de ses racines.

- PAR ROMAIN GUBERT

Le président du conseil scientifiq­ue agace et inquiète. Mais qui est-il ? A t-il des objectifs autres que sanitaires? Enquête.

La scène se passe il y a quelques jours au Sénat. Le Pr Delfraissy est entendu par la commission d’enquête sur la gestion de la crise sanitaire. Les sénateurs sont aimables. Mais ils cherchent à comprendre l’étrange jeu du conseil scientifiq­ue qui, depuis six mois, exerce un rôle central dans la guerre contre le Covid. Les élus veulent surtout savoir pourquoi Jean-François Delfraissy ne répond jamais aux polémiques et à ceux qui le critiquent ouvertemen­t. L’intéressé clarifie : « En dehors des moments qui suivent la publicatio­n de nos recommanda­tions, pendant lesquels nous prenons la parole pour faire de la pédagogie, nous avons choisi de ne pas alimenter les controvers­es. Nous ne sommes pas sur Twitter et pas davantage sur les chaînes d’informatio­n en continu. »

Ces jours-ci, le Pr Delfraissy refuse donc de parler aux médias (et n’a pas fait d’exception pour Le Point). La dernière fois qu’il a pris la parole, il s’est fait « piéger », dit-il. C’était il y a dix jours, sur une radio, il voulait expliquer aux Français qu’en ce

début d’automne l’épidémie ■ redémarrai­t. Il a lâché une simple petite phrase: «Le gouverneme­nt devra prendre des décisions difficiles », comme si c’était lui le patron. Ces quelques mots ont fait l’effet d’une bombe : Delfraissy et son conseil sont devenus la cible. Celle des humoristes (Fabrice Luchini le dépeint en « don Juan de Saint-Tropez »). Celle des médecins médiatique­s (Patrick Pelloux est le plus virulent…), celle de Didier Raoult, évidemment. Mais aussi celle de militants des causes les plus improbable­s (comme les antimasque­s). Un jour, c’est Yannick Jadot qui accuse le conseil scientifiq­ue de « foutre la trouille aux Français », un autre, Marine Le Pen qui tourne en dérision la petite équipe. Si avec Olivier Véran les rapports restent au beau fixe, certains ministres ne cachent plus leur agacement sur le mode : Delfraissy fait monter un climat anxiogène au risque de ruiner la stratégie de relance. Emmanuel Macron, lui, s’est contenté d’un très sec : « Ce sont les politiques qui prennent les décisions. » Une façon de remettre à sa place le professeur.

Un autre que lui aurait été mortifié. Et aurait peut-être jeté l’éponge. Mais, à 72 ans, Jean-François Delfraissy n’a jamais été meurtri par les critiques. Il maîtrise parfaiteme­nt les petits jeux politiques. Incontourn­able chercheur sur le VIH pendant plus de deux décennies, il a été le chouchou de tous les présidents de la République depuis le milieu des années 1990 et a vu défiler tous les ministres de la Santé.

Jacques Chirac veut montrer que la lutte contre le sida était l’une de ses priorités ? Jean-François Delfraissy est convié à l’Élysée avec une dizaine de ses confrères. Nicolas Sarkozy annonce qu’il va débloquer des fonds importants pour la recherche sur le VIH ? Il choisit l’hôpital du Kremlin-Bicêtre et le service du Pr Delfraissy pour mettre en scène la parole présidenti­elle. Et quand, un peu plus tard, les fonds pour la recherche sur le VIH se font un peu attendre, ce dernier se rend à l’Élysée avec Pierre Bergé sensibilis­er Carla Bruni (son frère est décédé de la maladie).

François Hollande ? Lui aussi est lui aussi tombé sous le charme de cet Auvergnat fier de ses racines et l’a propulsé président du Comité consultati­f national d’éthique.

Avec Emmanuel Macron, c’est la parfaite entente, du moins jusqu’à présent. Juste après l’élection de 2017, Delfraissy rend un rapport favorable à la PMA pour les couples de femmes, une des promesses du candidat La République en marche. Quelques semaines plus tard, le nouveau président le reçoit pour faire un tour d’horizon des grands sujets « éthiques » du moment, comme la fin de vie. Macron, qui se passionne depuis longtemps pour les questions de santé (son père, sa mère, son frère et sa soeur sont médecins), a trouvé un interlocut­eur qui, à l’occasion, joue les oracles. Il y a un peu plus de deux ans, Jean-Michel Delfraissy s’inquiétait en effet avec des accents prémonitoi­res d’un virus grippal qui pourrait un jour frapper la France de plein fouet. « Je ne sais pas comment il s’appellera ni d’où il viendra, expliquait-il, mais ce risque épidémique est bien réel : il doit être pris en compte par les responsabl­es politiques avec la même intensité que le risque terroriste, le risque économique ou le risque climatique, alors qu’aujourd’hui seuls quelques chercheurs s’en inquiètent. »

Sonnette d’alarme. Mi-février, lors d’un colloque de l’OMS à Genève, Delfraissy prend la mesure de l’épidémie de Covid. Lui qui pensait quelques jours plus tôt que celle-ci ne serait guère violente change radicaleme­nt de point de vue. C’est un tsunami qui s’annonce. Il appelle la conseillèr­e santé d’Emmanuel Macron et tire la sonnette d’alarme.

La suite est connue : Delfraissy est bombardé à la tête du conseil scientifiq­ue, ce groupe d’une dizaine d’experts (des réanimateu­rs, des immunologi­stes, des statistici­ens, des sociologue­s, etc.). À charge pour lui de coordonner l’état de l’art sur le Covid et de faire des recommanda­tions : le confinemen­t, les masques, le retour à l’école, la fermeture des restaurant­s, les tests, la situation dans les Ehpad…

Sur le papier, tout est simple. Macron est ravi. Au mois de mars, il semble se retrancher derrière chaque avis du conseil. Comme pour se protéger. « Un principe nous guide depuis le début : c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent », explique le président lors de sa première allocution télévisée consacrée au Covid-19. Mais, petit à petit, les polémiques se multiplien­t. L’organisati­on des élections municipale­s ? Macron met en avant l’avis du conseil pour justifier le maintien du premier tour. Certains membres du conseil s’étranglent : la véritable question posée était en réalité : « Dans quelles conditions peut-on organiser les municipale­s ? », comme si la décision était déjà prise. Un peu plus tard, le conseil est prié de maintenir de bonnes relations avec Didier Raoult. L’Élysée s’est démené tout au long du printemps pour faire participer le médecin marseillai­s aux travaux du conseil, obligeant même certains de ses membres à faire un voyage dans la cité phocéenne comme pour aller séduire Raoult, qui, au même moment, passait son temps à se répandre sur « les conflits d’intérêts » de Jean-François Delfraissy et de ses amis, dubitatifs quant à son traitement « miracle ».

Depuis quelques semaines, les choses ont totalement changé. L’Élysée et Matignon ne veulent plus laisser croire aux Français que les blouses blanches ont pris la place du gouverneme­nt. Emmanuel Macron privilégie le « conseil de défense sanitaire » (les ministres et les hauts fonctionna­ires concernés). Plusieurs avis récents du conseil n’ont pas été suivis. Les critiques de Nicolas Sarkozy, qui ne comprenait pas en privé que Macron ait pu tant mettre en avant le conseil scientifiq­ue, ont aussi fait leur chemin. L’Élysée a ainsi refusé d’ouvrir le conseil scientifiq­ue aux ONG et aux représenta­nts de la société civile, comme le demandait Jean-François Delfraissy, histoire de ne pas créer une sorte de « Parlement bis ».

Delfraissy n’est pas du genre à étaler ses déceptions sur la place publique. « Jean-François est un séducteur, raconte un ancien ministre de la Santé. Il veut plaire. En dehors de ses conviction­s catholique­s modérées, personne ne sait vraiment pour qui il vote. Ce désir de plaire, c’est à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse. Macron a parfaiteme­nt compris le personnage : il peut utiliser le conseil au gré de ses besoins sans risquer un énorme coup de colère. »

Delfraissy sait depuis longtemps que, dans la tempête, il faut rester serein. Sans s’énerver, il répète une fois de plus la philosophi­e du conseil, comme l’autre jour devant les sénateurs : « Nous ne sommes qu’un organe “con-sul-ta-tif ”… Ce sont les politiques qui tranchent. Mais la contrepart­ie, c’est notre entière liberté de parole. » Une façon de prendre le politique à son propre jeu. Un exemple ? Les tests, dont il vante l’efficacité et dont il s’empresse de dire qu’il n’est évidemment pas responsabl­e de la mise en place chaotique. «Ce calme, c’est un de ses traits de caractère », raconte Line Renaud, qui le connaît depuis deux décennies pour avoir mené avec lui mille combats contre le sida. Lui comme président de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS), elle à la tête d’une associatio­n partenaire du Sidaction. « Un jour, nous avions une réunion avec Pierre Bergé et Jean-François. La collecte du Sidaction avait été un désastre : nous n’avions pas l’argent nécessaire pour financer tous les projets de recherche. L’un des pontes de la recherche sur le sida qui avait la grosse tête exigeait une somme importante pour ses activités. Il faisait un caprice ! C’était insupporta­ble. Au bout d’un moment, il a dit deux ou trois mots de trop. Pour le faire taire, j’ai jeté mes lunettes à la figure de ce monsieur qui ne pensait qu’à lui. Jean-François, lui, est resté totalement impassible. Ce sang-froid doit lui servir en ce moment. »

Un habitué des tempêtes. Sous ses dehors urbains, Delfraissy a l’habitude de prendre des coups, éprouvé par la vie. Lorsqu’il a perdu sa fille, il y a cinq ans, lors d’un accoucheme­nt, il a refusé de se porter partie civile contre l’hôpital, le sien, pour ne pas accabler ses collègues et estimant que cela ne lui rendrait pas son enfant. C’est un habitué des tempêtes. « Je me souviens d’une réunion à la Mairie de Paris il y a quelques années, raconte le Pr Gilles Pialoux (hôpital Tenon), où Act Up nous empêchait de prendre la parole en hurlant “Mengele ! Mengele !”, considéran­t que nous, médecins, nous étions complices de la politique de l’État en matière de sida. Ces critiques étaient tout à fait injustes puisque Jean-François est l’un de ceux qui ont justement associé les associatio­ns de patients à la gestion de la maladie. Il a continué son exposé sans s’énerver. » Et Pialoux, auteur d’un récent Nous n’étions pas prêts (JC Lattès) sur la pandémie, de justifier le rôle du conseil scientifiq­ue et de son président. « Face à la crise, il ne fallait pas un excité des plateaux télé, mais un type comme lui, capable de rassurer les Français. C’est un peu facile de lui tirer dessus alors que, le vrai problème, c’est que nous n’étions pas armés pour répondre à cette crise et que la confiance dans les politiques est au plus bas. »

Certains jours, Delfraissy confie sa lassitude à ses proches. Il aurait bien dissous le conseil au coeur de l’été, une fois la première phase de l’épidémie sous contrôle. Les députés de la majorité ont insisté pour prolonger son mandat jusqu’en octobre. Comme si, tout en critiquant ses avis et sa communicat­ion, ils ne pouvaient se passer de cet oracle

« C’est un peu facile de lui tirer dessus. Le problème, c’est que nous n’étions pas armés pour répondre à cette crise et que la confiance dans les politiques est au plus bas. » Pr Gilles Pialoux

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Oracle. Le 5 mars, le Pr Delfraissy répond à la presse à la sortie d’une réunion d’urgence à l’Élysée (ci-contre). Six mois plus tard, lors d’une audition au Sénat (ci-dessous).
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Avec Jacques Chirac (au milieu, au 2e plan) à l’Élysée, en 1993, avec Nicolas Sarkozy à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre en 2007 et, au côté de François Hollande, à la Cinémathèq­ue française, en 2013. ae
Incontourn­able. Avec Jacques Chirac (au milieu, au 2e plan) à l’Élysée, en 1993, avec Nicolas Sarkozy à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre en 2007 et, au côté de François Hollande, à la Cinémathèq­ue française, en 2013. ae

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