Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (14) : les remèdes de Montaigne
Au chevet de sa monture souffrante, notre philosophe a observé les limites des « sachants ».
J’ ai commencé ce voyage comme cavalier ; je le terminerai comme infirmier. Après deux mois de cavalcade insouciante, l’organisme de Desti s’est rebellé. Est-ce la canicule, un défaut dans mon matériel, ou un changement de morphologie qui rendit inadapté le harnachement d’origine ? Toujours est-il qu’un pépin en entraîne inévitablement un autre. Le lecteur attentif se souvient peut-être de l’épisode de l’abcès dans le dos et des injections d’antibiotique qui s’ensuivirent. La dernière piqûre déclencha une réaction inflammatoire sur l’encolure. La pauvre bête portait un goitre en bandoulière, qui l’empêchait de baisser la tête pour brouter ; pendant deux jours, je lui donnai le foin à la becquée. Nous nous étions réfugiés dans un somptueux centre équestre allemand dominant le lac de Constance ; derrière chaque écurie surgissaient des blondes en bottes de cuir tenant en longe de musculeux chevaux de selle au poil lustré. Desti avec sa déformation et moi avec mon chapeau crotté, nous étions les vagabonds du quartier. J’en fus quitte, pendant ce repos forcé, pour me plonger entre deux séances de soins dans la littérature de l’ennui : Buzzati, Gontcharov, Houellebecq. Il était temps que nous reprenions la route.
J’ai donc dû faire de la place dans mes sacoches pour toute une pharmacopée. Matin et soir, je joue au petit docteur : prise de température, changement des pansements, désinfection des plaies, cataplasmes d’argile, pommades anti-inflammatoires, cure antibiotique. J’ai aussi réduit notre allure et marche à côté de ma convalescente les deux tiers du temps. À l’heure où j’écris ces lignes, Desti semble proche de la guérison. Je pense avoir identifié la cause majeure de nos soucis : une selle qui portait trop sur les épaules. Je me suis donc procuré une croupière pour reculer et stabiliser mon harnachement (mes discussions dans une sellerie de la banlieue de Constance sur les vertus du « Schweifriemen » furent un grand moment pour l’amitié franco-allemande). Mais je garde un oeil anxieux sur la moindre chute de poils ou le plus léger frémissement de naseaux.
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En cela, je pouvais difficilement être plus fidèle au projet ■ de Montaigne. Parti pour soigner ses calculs rénaux, le philosophe a fait le tour des bains de l’époque : Plombières, Baden, Lucques. Quand on connaît, par la description d’autres voyageurs (notamment le Pogge, écrivain florentin), l’ambiance partouzarde des villes d’eaux de la Renaissance, on comprend que Montaigne venait y prendre d’autres remèdes ; il constate d’ailleurs à la fin de son journal de voyage que ces bains ne lui ont, sur le plan médical, servi à rien. Mais au-delà de cette maladie de la pierre qui le taraude, notre humaniste hypocondre se plaint sans cesse de menus maux. En voici quelques-uns, relevés au hasard de ma lecture : une crampe, des étourdissements, des picotements à la verge, « je ne sais quelle pesanteur sur les yeux », un mal de dents, des vents et borborygmes, un enrouement, « des crudités dans mon estomac »… Son journal de voyage est avant tout une chronique de son corps et de ses plus infimes variations, un compte rendu de curiste dont les descrip- tions cliniques avaient tant déçu à sa epublication à la fin du XVIII siècle. Montaigne s’observe sous toutes les coutures, au point de remarquer « une enflure (…) [au] testicule droit»… Au fond, dès que l’on y prête attention, nous sommes toujours malades. Comme l’avait compris Georges Canguilhem, les pathologies définissent notre état normal. Dans mon cas, c’est la par- tie équine de mon corps de cen- taure qui me préoccupe, et que je ne cesse d’inspecter.
Je ne peux donc que partager les conclusions de Montaigne sur les médecins, à qui il vouait une « antipathie héréditaire » fort plaisamment développée dans les Essais, en les transposant à la science vétérinaire. J’ai consulté une bonne demi-douzaine de vétos, depuis la Creuse jusqu’au Bade-Wurtemberg. Ils m’ont paru diligents et sympathiques, mais m’ont tous donné des diagnostics divergents : c’est un abcès, non c’est un oedème, non c’est une allergie. Il faut mettre de la glace, non, plutôt une serviette chaude (j’ai même essayé la bouillotte), non, plutôt de l’argile verte. Il faut couvrir les plaies, non, il faut les laisser sécher à l’air. Les hypothèses sur les causes de nos désordres furent encore plus éclectiques : un contrecoup de ses chaleurs, une perte de poids, un tapis en matière synthétique, des fers mauvais pour les appuis, ou simplement : pas de chance. On m’a accusé de trotter toujours sur le même diagonal, de ne pas dégarroter suffisamment, de sangler trop ou pas assez, de sous-alimenter ma jument ou de lui donner trop d’orge, de ne pas graisser ses sabots… Comme l’écrit Montaigne au sujet des médecins : « Aux maux que j’ai eus, pour peu qu’il y eût de difficulté, je n’en ai jamais trouvé trois d’accord. » Cette incertitude fondamentale n’empêche pas l’exercice d’un magistère intimidant et souvent humiliant: une véto très chic de Landsberg, peu habituée aux
Montaigne nous alertait : « Que trois témoins et trois docteurs régentent l’humain genre, ce n’est pas la raison. »
contraintes de la randonnée, était prête à me dénoncer aux services sanitaires. Foucault dénonça ce « biopouvoir ». Il faut à tout le moins s’en méfier. Après quelques siècles d’existence, la médecine expérimentale en est encore à ses balbutiements, et montre tous les jours ses limites. En ces temps de crise sanitaire, gardons-nous de confier aux docteurs notre destinée collective. Montaigne nous alertait déjà : « Que trois témoins et trois docteurs régentent l’humain genre, ce n’est pas la raison. »
Au milieu de ce brouillard médical, d’autant plus épais que l’animal n’est guère habile à décrire ses symptômes, surgissent toutes sortes de guérisseurs : ostéopathes, spécialistes de shiatsu équin (l’un tripotait l’oreille de Desti pour en déduire ses problèmes de vertèbres), « murmureurs », magnétiseurs, et aussi de véritables charlatans qui, abusant de la crédulité humaine, proposent de guérir un cheval à distance à partir d’une photo Facebook. À quoi s’ajoutent les remèdes maison que me proposent souvent mes hôtes : graisse à traire, massage à la touffe d’herbe, comprimés homéopathiques… Montaigne dénonçait sans ambages ces « singeries » et « barbotages » (telles les crottes de rat pulvérisées pour soigner les coliqueux). Je reste ouvert aux médecines alternatives, mais j’attends qu’elles aient fait leurs preuves. Passant à mon tour par les thermes de Plombières, j’ai pu boire la même eau que mon prédécesseur, à la source du bain de la Reine. Goût de réglisse et de fer, dit Montaigne. Pourquoi pas. Mais n’est-ce pas l’imagination que l’on y soigne, plutôt que l’estomac ?
Lassé de ses déconvenues médicales, Montaigne avait adopté une attitude radicale : pour les symptômes, supporter la douleur avec stoïcisme, car « elle se rendra de bien meilleure composition, à qui lui fera tête » ; pour les traitements, se fier au corps et à sa capacité de résistance. « Je laisse faire nature, et présuppose qu’elle se soit pourvue de dents et de griffes, pour se défendre des assauts qui lui viennent, et maintenir cette contexture. » C’est d’ailleurs le principe du vaccin, si recherché ces temps-ci : non pas inventer un remède, mais inciter l’organisme à sortir ses dents et ses griffes, à produire ses propres défenses mieux que les meilleurs traitements. Je ne recommanderais certes pas à Desti de lire Sénèque, et je m’efforce de réduire tous les points de pression créés par le harnachement. Mais je compte désormais davantage sur le repos que sur les poudres de perlimpinpin qui, en résolvant un problème donné, en créent deux nouveaux. Il y a souvent, dans les soins que nous prodiguons à nous-mêmes ou aux autres, une forme de complaisance. On adore compter ses pilules. Ne vaudrait-il pas mieux parfois les oublier ? « Je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie, conclut Montaigne. Puisqu’on est au hasard de se mécompter, hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir. » Et reprenons nos galops quotidiens !
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