Le Point

Les éditoriaux de Nicolas Baverez, Pierre-Antoine Delhommais, Luc de Barochez, Laetitia Strauch-Bonart

Les juges s’offrent des libertés qu’ils refusent aux autres. La paupérisat­ion de la justice n’explique pas tout. Les corporatis­mes ont la vie dure.

- Par Nicolas Baverez

Le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a provoqué l’ire des magistrats en annonçant l’ouverture d’une enquête administra­tive visant trois membres du parquet national financier qui auraient écouté pendant plusieurs années des dizaines d’avocats et de journalist­es, puis en annonçant la nomination de Nathalie Roret, vice-bâtonnière de Paris, à la tête de l’École nationale de la magistratu­re. Cette bronca s’inscrit dans le droit fil de la déclaratio­n de l’Union syndicale des magistrats, qui avait qualifié sa nomination de « déclaratio­n de guerre à la magistratu­re ».

L’excès de ces réactions illustre le corporatis­me de magistrats qui se sont installés en dehors de l’État et de la société et se prétendent au-dessus des lois, comme l’avait déjà montré le scandale du « mur des cons ». Faut-il rappeler que la nomination des ministres, chefs de leur administra­tion, relève de la compétence du président de la République et du chef du gouverneme­nt et non des agents de l’État ? Comment justifier le discours d’anathème et de violence de magistrats qui sont censés être les premiers garants de la paix civile ? Comment accepter l’installati­on d’une culture du mépris des citoyens et du droit de la part de ceux qui doivent être les premiers garants des libertés ?

L’autonomisa­tion du corps des magistrats en un État judiciaire coupé du reste des pouvoirs publics, de la société et du droit participe de la crise aiguë de la justice et de la démocratie en France. De même qu’elle a souligné l’incapacité de l’État à gérer la crise sanitaire, la pandémie a ainsi acté la faillite de l’institutio­n judiciaire, marquée par l’arrêt de toute activité des tribunaux durant trois mois et la suspension des libertés publiques par l’état d’urgence sanitaire.

Les causes de l’effondreme­nt de la justice ne tiennent pas au défaut d’indépendan­ce du parquet : la dérive du parquet national financier montre que les dysfonctio­nnements ne proviennen­t pas des pressions du gouverneme­nt mais de la violation délibérée et en toute impunité des libertés individuel­les et du droit à un procès équitable par les magistrats. Elles sont plutôt à chercher dans la Constituti­on de la Ve République, qui a refusé à la justice le statut de pouvoir à part entière.

La prolétaris­ation de la justice en découle directemen­t. Notre pays, où les dépenses publiques vont atteindre 65 % du PIB cette année, ne consacre, selon la Commission européenne, que 72 euros par habitant et par an à la justice, contre 146 en Allemagne et ne compte que 10 juges pour 100 000 habitants, contre 21 pour la moyenne de l’Union européenne. D’où l’allongemen­t démesuré des délais au détriment des citoyens. Un jugement de pre

Un jugement de première instance demande 309 jours en France, contre 19 au Danemark.

mière instance demande 309 jours en France, contre 19 au Danemark. Plus grave encore, la durée moyenne d’une instructio­n pénale excède cinq ans, avec des cas pathologiq­ues comme le procès de l’affaire de Karachi, où un premier jugement est intervenu en juin 2020 pour des faits qui remontent à 1994, ce qui suffit à priver de sens et de portée cette décision.

La France cumule ainsi déni de justice et État de non-droit. Voltaire rappelait qu’«il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent». La Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen tout comme les règles d’un procès équitable ont traduit ce principe dans notre ordre juridique. Mais la pratique de la justice pénale en France, portée par la culture des magistrats, s’enorgueill­it de préférer condamner des innocents que de sauver des coupables. Avec deux instrument­s redoutable­s : l’enquête préliminai­re, moderne lettre de cachet entre les mains du parquet, qui permet d’instruire à charge, de manière illimitée et secrète, sans aucun droit de la défense ni accès au dossier avant l’ouverture d’une instructio­n ou le renvoi à l’audience ; la justice transactio­nnelle, qui voit le juge abandonner le droit pour se transforme­r en agent zélé du Trésor public, au risque de mettre en péril la survie d’entreprise­s comme l’illustre l’amende de 3,6 milliards d’euros infligée à Airbus à la veille de l’effondreme­nt du transport aérien.

Face à l’implosion de la société française et à la montée de la violence, la modernisat­ion de la justice constitue désormais une priorité nationale. Elle passe par sa reconnaiss­ance dans la Constituti­on comme un pouvoir de plein exercice. Elle demande une loi de programmat­ion qui planifie sur cinq ans le doublement du budget pour permettre un rattrapage en termes d’effectifs, de déroulemen­t des carrières et de rémunérati­ons, d’utilisatio­n des nouvelles technologi­es, qui ont fait tragiqueme­nt défaut pendant le confinemen­t. Mais cette révolution du statut et des moyens de la justice n’a de sens que si elle s’accompagne de profondes transforma­tions, notamment dans la formation et la culture des magistrats, dans leur attitude vis-à-vis des justiciabl­es et des libertés individuel­les.

L’urgence consiste à réintégrer l’instructio­n dans l’État de droit en supprimant les parquets spécialisé­s – à l’exception de l’antiterror­isme –, ainsi qu’en réformant l’enquête préliminai­re afin de l’encadrer strictemen­t dans le temps et de garantir l’informatio­n et l’accès au dossier des personnes ou des institutio­ns mises en cause. Par ailleurs, la consolidat­ion de la justice, toujours fragile et contestée en France, passe davantage par la création d’une grande école des profession­s du droit – formant aussi bien les magistrats que les avocats et les juristes d’entreprise – que par la sanctuaris­ation de corporatis­mes d’un autre âge

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Test PCR pour éléphant.

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