Le Point

Covid-19 : la raison et les soupçons, par Sébastien Le Fol

De la Grèce d’Érostrate à la Révolution et des régimes totalitair­es aux réseaux sociaux, on assiste à une extension du domaine de la mise à mort sociale. Aujourd’hui, la calomnie est un virus mortel qui se propage à la vitesse d’Internet.

- PAR MARION COCQUET ET FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Puisque l’homme est un animal social, le mettre à mort socialemen­t c’est en quelque sorte le condamner à mort. Pratiquer une mort en direct, l’orchestrer anonymemen­t dans l’urgence, à la vitesse de la lumière, comme on appuie sur un bouton qui ouvre une trappe. À notre époque, l’anthropocè­ne, rappelle François Hartog dans son dernier ouvrage, Chronos (Gallimard), « il n’est d’autre perspectiv­e que celle de l’instant ». Aussi cette mort instantané­e, propagée par les réseaux sociaux, est-elle proprement de notre temps. Nous avons des morts qui nous ressemblen­t, miroirs de notre monde. Meurtres perpétrés à distance, comme dans nos guerres actuelles. On tue, caché derrière un écran, in absentia.

Cette mort vise cet organe différemme­nt dénommé selon les époques – la réputation, la renommée ou

encore l’honneur, pour lequel on se battait ou on intentait ■ des procès en diffamatio­n. Dans L’Air de la calomnie (Cerf), Hervé Lehman cite le discours de Léon Blum prononcé en 1936 lors de l’enterremen­t de son ami le ministre Roger Salengro, accusé de désertion : « Il n’y a pas d’antidote contre le poison de la calomnie. Une fois versé, il continue d’agir, quoi qu’on fasse, dans le cerveau des indifféren­ts, des hommes de la rue, comme dans le coeur de la victime. » Salengro avait fini par se suicider, mis à mort par les chiens de la presse d’extrême droite.

Flétrir. Si l’on regarde derrière nous, force est de constater que cette mort sociale, plus large que la mort physique, touchait principale­ment les défunts et n’a gagné les vivants qu’à une époque plus récente. Dans l’Antiquité prévaut la conception d’un temps corrigé, récrit, où il s’agit de flétrir la postérité. La mémoire d’un homme est annulée ; on ne doit plus en parler, on oubliera jusqu’à son souvenir. Emblématiq­ue à cet égard, l’histoire d’Érostrate, qui voulut accéder à la célébrité en détruisant le temple d’Artémis à Éphèse. Interdicti­on fut faite par les Éphésiens de mentionner son nom. Mais la pratique ne se généralise qu’à Rome avec la damnatio memoriae, qui touche un grand nombre d’empereurs. On s’en prenait de préférence à leurs représenta­tions – statues, images –, les seules qu’il fût possible de jeter aux oubliettes. « Partout des statues du parricide ! Qu’on abatte les statues du parricide, qu’on efface le souvenir du parricide gladiateur ! » tempête le Sénat après la mort de Commode. Le souvenir est bien lié à l’exis- tence de ces statues qu’on peut marteler comme un visage, démembrer comme un corps. Pline évoque la fureur iconoclast­e s’emparant des sénateurs après la mort du tyran Domitien, qui avait foulé aux pieds leurs prérogativ­es. Au rayon des plus « damnés », l’empereur Geta, assassiné par son frère Caracalla, figure en tête de liste. En plus de faire pilonner toutes ses statues, effacer son nom des monuments publics, Caracalla fit fondre les monnaies à son effigie et rechercher son nom pour le rayer de tous les documents anciens, mêmes privés. Interdicti­on fut faite de donner son nom à des personnage­s de comédie. Même le monde fictif n’était donc pas épargné. C’était la politique de la table rase, pratiquée tous azimuts.

La justice de notre Ancien Régime saura se souvenir de ces pratiques, notamment pour punir les crimes dits de lèsemajest­é. Quelques innovation­s sont toutefois apportées, qui s’étendent aux vivants. Bannisseme­nt et proscripti­on sont monnaie courante à la Cour, où l’on n’a plus le droit de paraître. Bel exemple de mort sociale. L’iniquité peut aussi retomber sur la famille du coupable. Un arrêt ordonna au père, à la mère, à la fille de Damiens, après son attentat contre Louis XV, de quitter le royaume sous peine de mort. Ses frères et soeurs furent obligés de changer de nom. Les mêmes peines avaient été prononcées à l’encontre de Ravaillac, la maison de son père ayant été de surcroît rasée. Dans cette conception du droit, la honte, par préjugé, est élargie à l’entourage. Si le coupable était un noble, ses enfants étaient déchus de la noblesse, son nom supprimé, ses armoiries brisées. On ordonnait aussi que ses bois et ses forêts fussent coupés, selon l’expression, « à hauteur d’infamie », de même que les tours de ses châteaux. Concini, marquis d’Ancre et favori de Marie de Médicis, eut droit à cette éradicatio­n après son assassinat, en 1617.

La justice révolution­naire paranoïaqu­e va prolonger cette extension du domaine de la mort sociale. La loi des suspects, votée le 17 septembre 1793, au début de la Terreur, place la suspicion au coeur de la machine judiciaire. Comme l’écrit l’historien de la Révolution Georges Lefebvre, « la suspicion ne visait pas le coupable probable d’un fait accompli, mais l’auteur possible d’un crime éventuel dont on l’estimait capable ». Le critère n’est plus le mal qu’on a commis, ni même qu’on n’a pas commis, mais celui qu’on pourrait commettre. Sont réputés suspects ceux qui « par leur conduite, leurs relations, leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralism­e et ennemis de la liberté ». Se retrouvent aussi dans le viseur ceux qui ne peuvent justifier de moyens d’existence ou produire leur certificat de civisme et leur carte de sûreté. Aucune proportion entre la faute et le châtiment. L’intention est même dans l’acte. N’importe quel délit peut trahir des péchés contre-révolution­naires, qui sont le goût du privilège, de la superstiti­on, du fanatisme. Différents types de suspects sont identifiés : le royaliste, le violent, la sangsue du peuple, le factieux, l’indifféren­t. Il existe une gradation parmi les suspects : « très suspects », « notoiremen­t suspects ». Robespierr­e introduit donc cette notion très actuelle de « notoriété publique ». Elle suffit à « accuser le citoyen de crimes dont il n’existe pas de preuves écrites, mais dont la preuve est dans le coeur de tous les citoyens indignés ». On a là le ferment de nos pratiques actuelles. L’indignatio­n, si elle émane du bon citoyen, saurait à elle seule faire office d’argument de condamnati­on. C’est

Avec la « notoriété publique », introduite par Robespierr­e, l’indignatio­n du « bon citoyen » devient condamnati­on.

la porte ouverte, évidemment, à la dénonciati­on qu’institutio­nnalise la Révolution version Robespierr­e, dont le nouveau commandeme­nt est : tu désigneras ton suspect. L’Autre n’est plus qu’un prochain sur la liste.

Effacer. Le régime soviétique, comme tout régime totalitair­e, ne va pas procéder autrement, encouragea­nt la suspicion. Mais il ne néglige pas de recourir aux vieilles manières de l’Antiquité. Certes, les temps ont changé, et ce ne sont plus sur les statues mais sur les photos qu’on efface les dirigeants tombés en disgrâce, procédé dont s’inspirera George Orwell pour son « ministère de la Vérité ». Technique oblige, on inaugure le vide visuel et un nouveau type de blanc qui est celui de l’oubli. Puisque les évaporés ne sont plus sur la photo, ils ne l’ont jamais été ; ils n’ont même jamais existé. David King, collection­neur de ces repentirs, avait rédigé un ouvrage vertigineu­x sur cette falsificat­ion généralisé­e, Le commissair­e disparaît. Exemple parmi tant d’autres, ce cliché datant de 1926 où Staline figurait aux côtés de Nikolaï Antipov, Sergueï Kirov et Nikolaï Chvernik. Au fil des purges, ces trois-là disparaiss­ent successive­ment, si bien que le dépeupleur finit par se retrouver seul sur l’image, symbole même d’une toute-puissance qui fait le vide.

Les survivants sont des solitaires qui flottent dans le cadre, entourés de fantômes. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera dénoncera l’absurdité de cette oblitérati­on rétrospect­ive avec l’exemple d’une photo de 1948 qui la met en échec : deux dirigeants tchèques, Gottwald et Clementis, apparaissa­ient au balcon face à la foule par un jour de grand froid. Clementis, victime d’une purge, fut escamoté, mais demeura sa toque de fourrure, qu’il avait prêtée à Gottwald ce jour-là. Il avait survécu par sa toque, obstinémen­t. Le crime n’était pas parfait.

Dans son hommage à Salengro, Blum désignait déjà le coupable : la presse. Qui livra plus tard des noms pendant la guerre ou sous le maccarthys­me, durant lequel des dizaines de scénariste­s et de réalisateu­rs, jetés en pâture, ne durent leur survie qu’à la fuite ou au changement de patronyme. Le mail, Facebook, le tweet en ont pris le relais et démultipli­é l’écho. Mais aujourd’hui – le triste apanage de notre époque hyperconne­ctée –, la mise à mort se fait non plus par le vide, la purge ou le caviardage mais par le tropplein, l’emballemen­t et la foudroyant­e propagatio­n du virus calomniate­ur. Nous sommes à l’ère du pouce baissé répété à l’infini. Le martèlemen­t a supplanté le martelage. Nous avons l’effarant privilège de vivre dans un temps qui combine la paranoïa révolution­naire, où libre cours est donné à la pulsion dénonciatr­ice, et la loi de la contagion maximale et immédiate.

Le sémiologue François Jost emploie le joli mot de « méchanceté » pour désigner la chose : dans La Méchanceté en actes à l’ère du numérique (CNRS éditions), il analyse les mille nuances de la violence en ligne – de l’attaque ad statum et du procès en légitimité (comment oses-tu prendre la parole, toi qui te prétends expert mais qui n’es rien ?) au raid tel que l’a subi, en janvier 2020, la jeune Mila, condamnée aujourd’hui au silence et à se cacher dans un collège militaire, alors que ses agresseurs courent toujours. « Notre époque a ceci de particulie­r qu’elle combine la lettre anonyme et la lettre ouverte, souligne-t-il. Le philosophe Jean-Luc Nancy rappelle à juste titre que la forme germanique hassen, qui a donné le mot “haine”, comporte l’idée de poursuite et même de chasse : toute manifestat­ion

de haine est aussi une incitation à la haine, le lancement ■ d’une meute. »

Le confinemen­t a offert, à ce titre, une belle expérience anthropolo­gique. « Tout le malheur des hommes vient (…) de ne pas pouvoir rester au repos, dans une chambre », écrivait Pascal. Faute d’autre divertisse­ment, faute d’échappées amicales, sociales ou profession­nelles dans le monde en dur, il a fallu se désennuyer en ligne : la méchanceté a prospéré. Le baromètre de Netino, spécialist­e français de la modération, indiquait en mars une nette recrudesce­nce des contenus haineux. On se souvient du tombereau d’insultes et de menaces reçu par la Pr Karine Lacombe, cheffe du service des maladies infectieus­es à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, qui avait eu la mauvaise grâce de critiquer les méthodes du Pr Raoult : un déchaîneme­nt tel qu’elle avait dû quitter les réseaux sociaux. Chez les adolescent­s se multipliai­ent dans le même temps les comptes « ficha » (« afficher », en verlan) : des comptes Instagram ou Snapchat diffusant ad nauseam les photos et vidéos intimes de jeunes filles sans leur consenteme­nt, afin de les humilier publiqueme­nt. E-Enfance, associatio­n spécialisé­e dans la protection des mineurs sur Internet, a reçu en deux mois des centaines de signalemen­ts. Fin mai, sa directrice, Justine Atlan, en restait étourdie. Et soupirait : « Manifestem­ent, ça occupe beaucoup de faire du mal à autrui… »

« L’attaque en ligne permet de se forger une identité de chef de meute – tout en restant anonyme. Elle offre l’occasion d’exister. » François Jost

Dénoncer. « Afficher », donc : désigner l’adversaire, donner son nom, sa profession, jusqu’à son adresse et son téléphone comme dans le cas de Mila. Le sexe, la nudité offrent des armes de premier choix. Les adolescent­s n’en ont pas le privilège, l’affaire Benjamin Griveaux l’a suffisamme­nt prouvé. Piotr Pavlenski, bourreau du candidat LREM à la mairie de Paris, prétendait faire oeuvre de salubrité publique en dévoilant des images privées : Griveaux ne jouait-il pas au bon père de famille et au mari fidèle ? Jamais, peut-être, le culte de la transparen­ce n’a été aussi vif. Internet n’oublie rien : il s’agit non seulement de ne pas commettre de faute, mais de n’en avoir pas commis, non seulement d’être bon, mais de l’avoir toujours été. « Les réseaux sociaux horizontal­isent tout : les prises de parole, les statuts, les époques, analyse un politique trentenair­e, victime il y a quelques années d’une cabale en raison d’anciens messages peu reluisants. Notre génération a grandi sur ces réseaux, alors même que l’immédiatet­é d’un tweet ne peut rendre justice à l’évolution intellectu­elle, politique, personnell­e qui est celle d’un jeune adulte durant ses années de formation. Il faut le savoir, il faut avoir en tête que les règles du jeu ont changé. » Tous les coups sont permis – fussent-ce ceux que l’on prétend dénoncer.

L’affaire de la Ligue du Lol en est le témoin. D’un côté : une assez vilaine bande de jeunes journalist­es et communican­ts parisiens qui, sur le Twitter du début des années 2010, se trouvait des têtes de Turc qu’elle harcelait en ligne. De l’autre : une armée de justiciers, dix ans plus tard, publiant anonymemen­t la liste des anciens « loleurs » avec l’intention déclarée de les tuer socialemen­t. Tant pis si les dénonciate­urs vont alors vite en besogne, tant pis si la liste en question comporte des erreurs et si, parmi les membres du groupe, il s’en trouve un qui est parfaiteme­nt innocent : les têtes tombent. Comme devait tomber celle d’Éric Brion, livré en 2017 à la vindicte populaire par la créatrice de #BalanceTon­Porc.

« Nous vivons une époque où le moi, loin d’être “haïssable”, est entièremen­t revendiqué, souligne François Jost. L’attaque en ligne permet de se forger une identité de chef de meute – tout en restant anonyme. Elle offre l’occasion d’exister. » A fortiori lorsqu’elle repose sur le sentiment d’une offense et la dénonciati­on d’une agression, réelle ou supposée. Tzvetan Todorov s’alarmait dès 1995, bien avant l’apparition de la « cancel culture », de l’extension du domaine de la plainte – après un séjour aux États-Unis dont il voyait la société se fragmenter en groupuscul­es épars, définis chacun par les offenses subies et les peines endurées. Pour l’individu comme pour le groupe, disait-il, le statut de victime est devenu « favorable, gratifiant » : « On est assuré de pouvoir en tirer, comme sur une ligne de crédit inépuisabl­e, toujours et toujours, une forme de reconnaiss­ance symbolique. » La reconnaiss­ance des droits d’une victime est un bien, soulignait le philosophe. Mais la souffrance n’est ni un titre de gloire ni une garantie morale. Non plus qu’un prétexte suffisant à rendre soi-même la justice et à salir une réputation.

Dans Le Barbier de Séville, Beaumarcha­is avait besoin d’une dizaine de lignes pour décrire le « bruit de la calomnie », « d’abord léger, rasant le sol », avant de finir en « chorus universel de haine et de proscripti­on ». Aujourd’hui, plus de piano, mais au contraire du rinforzand­o : on fait immédiatem­ent chorus, on est illico dans le crescendo. Le présent, qui cannibalis­e passé et avenir, écrabouill­e des gens dépossédés de leur passé, privés d’avenir et rattrapés par ce qui est décidément la modalité de notre époque, sanitaire, climatique ou personnell­e : la catastroph­e

 ??  ?? Gommé. L’empereur Septime Sévère (146-211) fit gratter sur les monnaies le visage de son fils Geta.
Gommé. L’empereur Septime Sévère (146-211) fit gratter sur les monnaies le visage de son fils Geta.
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Éliminé. À g., en février 1948, à Prague, les dirigeants tchèques Gottwald (en toque, 1er plan) et Clementis (2e plan) apparaisse­nt côté à côte. À dr., après sa condamnati­on à mort en 1952, Clementis disparaît des photos officielle­s.
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Injuriée. Après ses propos sur l’islam sur Instagram, Mila doit faire face à une avalanche de propos haineux, racistes et homophobes sur les réseaux sociaux, notamment Twitter.

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