Le Point

Hommage – Mes années Tillinac, par Sébastien Le Fol

L’écrivain de l’amitié et de la province est mort à l’âge de 73 ans. Souvenirs et hommage d’un de ses cadets.

- PAR SÉBASTIEN LE FOL

Où aurait-il fumé l’année prochaine ? Les terrasses chauffées des restaurant­s, son dernier refuge de grande gueule, seront interdites. À croire qu’elles avaient été inventées pour lui. Denis Tillinac y refaisait l’Histoire. De Gaulle, le rugby, Chirac, les duchesses frondeuses, le Bourbonnai­s, Elvis Presley, l’Afrique…

On voyageait avec ce Corrézien. Il voyait le monde depuis son village d’Auriac. C’est-à-dire en grand. Son oeil rieur, sa démarche nonchalant­e et sa voix de rockeur irlandais en faisaient un capitaine de Tréville un peu « roots ». Les Trois Mousquetai­res était son programme de vie, son manifeste esthétique et sa profession de foi politique. « L’amitié est un manteau », écrivait Antoine Blondin. Celle de Tillinac était en velours. Cet homme, qui nous réchauffai­t le coeur, est mort dans la nuit du 25 au 26 septembre. Il avait 73 ans.

« Tu as de bonnes lectures, fils. » C’était un jour de 1994. J’avais pris mon train de banlieue pour aller m’acheter des livres chez Gibert Joseph, boulevard Saint-Michel, avec l’argent récolté à mon anniversai­re.

J’avais choisi Memoranda, le journal de Barbey d’Aurevilly et Monsieur de Phocas, de Jean Lorrain. Deux auteurs du XIXe siècle dont me parlait sans cesse un condiscipl­e normand d’hypokhâgne, devenu journalist­e au Point et écrivain : Christophe Ono-dit-Biot. Les deux ouvrages venaient de paraître dans une nouvelle collection de poche, «La Petite Vermillon», publiée par les éditions de La Table Ronde que dirigeait alors… Tillinac.

« Tu viens d’où ? » Il était juste derrière moi à la caisse de Gibert Joseph. Nous avons engagé la conversati­on.

« Tu viens d’où ? » fut sa première question. Il avait vécu dans la région de Vichy (ville qui lui a inspiré une merveilleu­se promenade littéraire) et de Lapalisse, d’où est originaire ma famille maternelle. Nous nous y projetâmes en discutant sur le boulevard Saint-Michel. À l’angle de la rue de l’École-de-Médecine, il a bifurqué en promettant de me rappeler.

Je venais d’échouer à Sciences Po. Je voulais être journalist­e. Mais je ne connaissai­s personne dans ce milieu. Ma mère était postière et mon père représenta­nt de commerce. Lui connaissai­t ce marigot. Il exerça le beau métier de localier. Spleen en Corrèze, l’un de ses plus beaux livres, raconte cet épisode de sa vie.

Une semaine plus tard, sa secrétaire, Françoise Gaillard, me fixait un rendez-vous. C’était un vendredi, en fin de journée. Entamée dans son bureau de la rue Corneille, à La Table Ronde, la conversati­on s’acheva dans son pied-à-terre près de l’Odéon. Il avait un dîner et voulait enfiler un costume avant. Tillinac affectionn­ait le style « bouseux ».

«Je n’y connais rien: toi qui lis Barbey d’Aurevilly, aide-moi à choisir ma cravate », me dit-il.

N’en ayant jamais porté, j’en choisis une au hasard sur le cintre qu’il me présentait.

Il ne fut pas question de Barbey ce jour-là, mais de Chirac. Dans l’ombre, l’écrivain s’activait pour préparer la campagne du « Grand ». Il était sur le point de rallier Régis Debray, Emmanuel Todd et d’autres.

Le discours de Chirac. Quelques mois plus tard, Chirac fut élu président de la République. Tillinac a tenu sa promesse : j’ai été engagé comme stagiaire à La Table Ronde. Il m’a présenté à sa « bande » : Marie-Thérèse Caloni, Laurence Caracalla, Olivier Frébourg… Alice Déon, la fille de Michel, n’était pas loin. Elle a repris le flambeau de La Table Ronde. À Paris, cette ville qui me faisait si peur, j’avais enfin trouvé des gens bienveilla­nts. Des amis amphibies. Des amis pour la vie. Les soirs d’été, la joyeuse bande se retrouvait à Ivry-sur-Seine chez José Benhamou, le directeur de la fabricatio­n, autour de barbecues à la Sautet.

Durant quelques mois, je pus découvrir toutes les facettes de l’édition. Je glissais les ouvrages publiés par la maison dans des enveloppes destinées aux journalist­es. Parfois, on me donnait des manuscrits à lire. Des confession­s d’enfants du siècle qui avaient lu Michel Déon, des récits à la hussarde de service militaire.

Je n’avais pas encore effectué le mien. C’est Tillinac qui écrivit, au stylo Bic vert et dans son

Rue Corneille, dans les bureaux bas de plafond, régnait une atmosphère buissonniè­re. On travaillai­t en fredonnant les chansons de Michel Delpech.

bureau de La Table Ronde, le discours de Jacques ■

Chirac annonçant la suppressio­n de la conscripti­on et le passage à l’armée de métier.

Rue Corneille, dans les bureaux bas de plafond, régnait une atmosphère buissonniè­re. On travaillai­t en fredonnant les chansons de Michel Delpech. On ne voyait pas seulement passer les auteurs de la maison et les héritiers de Jean Anouilh, le best-seller maison avec son Antigone. On croisait aussi parfois Claude Chirac, des députés et des sénateurs gaullistes, des émissaires africains, des marins, des maîtres de méditation, des dentistes de province…

Réveiller la veuve d’Antoine Blondin. Quinze jours durant, Tillinac me confia une mission : aller réveiller chaque jour à 11 heures Françoise Blondin, la veuve d’Antoine, rue Mazarine. Je devais l’aider à trier les articles sur le sport de son mari en vue de la publicatio­n d’un recueil. « Le seul moyen pour Françoise d’être avec Antoine était de le suivre au bistrot», m’avait prévenu Tillinac. Je revois le regard noyé de chagrin et d’alcool de cette femme. La phrase de Blondin « Tout le reste n’est que litres et ratures » ne me fait plus rire.

À Paris, Tillinac était devenu le voisin de palier de Régis Debray. On aurait bien aimé être une souris pour épier leurs conversati­ons à ces deux-là : le « Chi » et le « Che ». Tillinac laisse un autoportra­it politique, Le Retour de d’Artagnan, dont Debray pourrait signer de nombreux chapitres. La droite de Tillinac était rieuse, sensuelle, amoureuse, littéraire.

En Mai 68, il avait quitté Paris en mobylette. Depuis, il prenait le train à la gare d’Austerlitz. Il allait retrouver en Corrèze Monique, son épouse, qui possédait une pharmacie à Tulle. Il est mort à côté d’elle au Clos de Vougeot, après avoir dédicacé son Dictionnai­re amoureux du Général (Plon) et dîné avec des amis. Ses mousquetai­res sont orphelins

Denis Tillinac a dirigé les Éditions de La Table Ronde de 1992 à 2008.

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Denis Tillinac, une certaine idée de la France et du bonheur.
Fidélité. Denis Tillinac, une certaine idée de la France et du bonheur.

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