Le costume est-il du nouveau monde ?
Avec l’essor du télétravail, on a pu le croire passé de mode. Mais le phénix du vestiaire masculin n’a pas dit son dernier mot.
C’est une vidéo qui a fait le buzz. En avril dernier, le journaliste américain Will Reeves intervenait dans l’émission Good Morning America sur la chaîne ABC. Vêtu d’une veste et d’une chemise bleue, il parlait de certaines pharmacies qui utilisaient des drones pour livrer les médicaments. Jusque-là, rien de viral. Sauf qu’un plan plus large a montré qu’en bas le journaliste ne portait pas de pantalon mais un simple caleçon… Une mésaventure qui illustre la chute d’une pierre angulaire du vestiaire masculin.
À l’ère du sportswear et du télétravail, à quoi sert (encore) le costume ? Une étude Kantar révélait que le nombre de modèles vendus était passé de 3,3 millions en 2011 à 1,36 million en 2019. Et nul doute que l’explosion du télétravail liée à la crise sanitaire risque de faire chuter encore un peu plus ces chiffres. Du casual friday, né dans les années 1990, au jean comme nouvel uniforme professionnel, il n’y avait qu’un pas. Même la très sérieuse banque d’affaires Goldman Sachs a assoupli son code vestimentaire l’année dernière pour coller à un « environnement plus informel ».
« C’est une convention sociale en régression, confirme le philosophe Benjamin Simmenauer, professeur à l’Institut français de la mode (IFM). Le costume a descendu les échelons de la société, démocratisé par le prêt-à-porter et même la fast fashion.
Il est dorénavant porté par ceux en quête de reconnaissance. Ce n’est plus le signe d’un statut, mais celui d’un déficit de statut. Un beau jean et une Rolex sont aujourd’hui beaucoup plus statutaires. » Désormais, on peut engloutir un smic dans un sweatshirt et acheter un costume meilleur marché que des baskets Air Jordan. Plus rien dans la tenue vestimentaire ne permettrait de marquer la réussite professionnelle ? Pas si sûr.
« Une carapace ». Si Mark Zuckerberg a montré qu’on pouvait devenir milliardaire en claquette-hoodie, lorsque le fondateur de Facebook a dû se présenter devant le Congrès américain en 2018, il avait troqué son uniforme d’éternel adolescent contre un classique complet noir-cravate bleue, le « I’m sorry suit » comme l’avait surnommé à l’époque le New York Times. Telle une forme de sobriété, à laquelle ce vêtement doit justement sa naissance. « Le costume, composé alors d’une veste et d’une culotte, serait né symboliquement dans l’Angleterre protestante sous le règne de Charles II à partir de
Même la banque Goldman Sachs a assoupli son code vestimentaire pour coller à un « environnement plus informel ».
1660. L’adoption par le roi de cette tenue consacre la fin du protocole des apparences dans la monarchie au profit d’une nouvelle sobriété censée accompagner des valeurs morales », retrace l’historien de mode Farid Chenoune. En optant pour ce choix fonctionnel et pratique, l’homme est supposé libérer son esprit de toute préoccupation stylistique afin de se consacrer à des tâches moins futiles. D’ailleurs, pour lui simplifier un peu plus la vie, et le rendre un peu moins visible, va naître le complet, cet ensemble trois pièces, veste-gilet-pantalon, taillés dans la même étoffe. « Le costume contemporain, doté d’un pantalon, prend forme, lui, autour de 1850 quand le capitalisme occidental s’impose. À la fin du XIXe siècle, le complet-veston devient la pièce centrale du vestiaire masculin, sa polyvalence répond alors à la vie moderne. On le porte pour la promenade au bois le matin, au déjeuner, lors du passage au cercle… Avec sa rectitude, ses angles, le pli du pantalon, le costume se veut comme une enveloppe, une carapace qui nie les formes du corps. Au XXe siècle, le sport va sourdement miner le costume pour finir par le marginaliser aujourd’hui. » Cannibalisé par le sportswear érigé en style de vie, le vestiaire masculin a ainsi délaissé le trop formel costume au profit de vêtements plus confortables, plus faciles à porter, et aussi qui différencient plus. « La garde-robe masculine s’est étoffée ces dernières années, offrant beaucoup
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plus de possibilités aux hommes.
Mais le secteur du costume s’est également développé, les tissus se font plus performants, les coupes différentes, plus en phase avec les tendances », constate Raffaello Napoleone, qui chapeaute le Salon italien Pitti Uomo. Car si le costume a longtemps consisté en un trois pièces un peu rigide, associé à une cravate, des boutons de manchette, une pochette et des chaussures en cuir, il n’existe plus une seule façon de le porter. Associé à une maille, complété par des baskets, dépareillé avec un jean… C’est ce qu’on appelle le relaxed business, le « formel dédramatisé », selon Christophe Blondin-Péchabrier, directeur artistique de Daniel Hechter, où l’on vend désormais la veste d’un côté, le pantalon de l’autre. « Fini le temps où il était réservé aux grandes cérémonies, le costume est devenu un produit que l’on peut accompagner de foulards bandanas, de chaînettes façon montre à gousset… De nos jours, on porte une veste comme un cardigan, avec la même aisance qu’une pièce sportswear. On le constate sur la construction, les garnitures, l’entoilage et les épaulettes qui se sont allégés, voire ont carrément disparu. On privilégie aussi des fibres rondes qui se courbent », remarque-t-il. L’un des artisans de la modernisation du costume ? Hedi Slimane, qui a révolutionné la silhouette masculine chez Dior Homme lorsqu’il en dirigeait les collections de 2000 à 2007. On lui doit cette allure étirée, un jean près du corps avec une veste aussi étriquée que la cravate. « Ce renouveau a aussi été lié à la musique, à la Britpop des années 2000, avec des groupes comme les Babyshambles. Ils ont réactualisé un récit trash de la vie urbaine, un nouveau vocabulaire stylistique qui devenait une alternative pour cette jeune génération intéressée par la mode, mais obligée de porter des costumes de bureau », poursuit l’historien Farid Chenoune.
Le costume rock comme un uniforme de dandy rebelle, mais aussi le costume de très bonne facture, dans la pure tradition classique, ce qu’on a appelé dans les années 2000 le sartorialisme, du mot anglais sartorial qui renvoie à l’art du tailleur. «Ce sont ces hommes qui explorent l’élégance traditionnelle, engagés dans une recherche fondamentaliste, puriste, en faveur d’un retour aux grandes lois du classique. Le site Parisian Gentleman, de Hugo Jacomet en est une version populaire, le magazine masculin L’Étiquette une version pointue », poursuit-il. Le costume,
« Les tissus se font plus performants, les coupes plus en phase avec les tendances. » Raffaello Napoleone
emblème d’une nouvelle contre-culture ? « Des vêtements outrageusement classiques », c’est précisément le créneau de Husbands, lancé en 2012 pour pallier le manque de qualité dans l’offre masculine, le costume en particulier. « Longtemps, il a été considéré comme obligatoire pour montrer sa réussite sociale, l’inverse du jean qui incarnait la liberté, la contre-culture. Aujourd’hui, c’est le contraire. Porter un pantalon en flanelle et une cravate noire, c’est presque révolutionnaire ! note son fondateur, Nicolas Gabard. Les baby-boomeurs ont quitté le costume pour adopter les codes du jeunisme, jean, baskets, sweat-shirt… Normal que les jeunes n’aient pas envie de s’habiller comme leur père ! »
Plus une obligation, un choix.
Même les chantres du streetwear s’y mettent. Le plus célèbre, Virgil Abloh, a ainsi ouvert son défilé Off-White automne-hiver 2020-2021 avec un costume veste croisée troué comme un morceau de gruyère. Chez Louis Vuitton, dont il dirige également la création masculine, les six premières silhouettes du défilé automne-hiver 2020-2021 étaient consacrées au complet, et rebelote pour l’été prochain. Chez Jacquemus, très populaire auprès des milléniaux, le costume défile aussi, effet loose, porté à même la peau. Chez Hermès, on glisse quand même un tee-shirt en dessous. Sans oublier Kim Jones, chez Dior, qui s’en est emparé en développant le semi-mesure avec un atelier spécialisé avenue Montaigne à Paris. Son costume signature ? Le Tailleur oblique lancé en 2019, avec taille plus haute et pantalon fuselé. « C’est une pièce qui s’adresse désormais à une plus large clientèle et à une pluralité de styles. Je ne veux pas nécessairement créer des costumes que les gens portent au travail, mais des costumes que les hommes aimeraient porter pour travailler, explique le créateur, récemment récompensé du CFDA Fashion Award 2020 du meilleur designer masculin. Le vestiaire de l’homme contemporain est toujours fondé sur le tailoring et l’élégance, mais dans une version plus légère et plus facile à porter. » Et, dans ce cadre, le costume n’est plus une question d’obligation mais de choix que fait une clientèle hétéroclite, comme le remarque Nicolas Gabard, de Husbands : passionné de vêtements, diplômé qui entre dans la vie professionnelle, entrepreneur, grand bourgeois, modeux… Le costume est mort, vive le costume !