Bertrand Delanoë sort du silence
Exclusif. L’ancien maire de Paris ne s’était pas exprimé depuis près de cinq ans. « Le Point » est allé le confesser à Bizerte.
Les heures s’écoulent lentement à Bizerte. Bertrand Delanoë se lève tous les jours en se disant qu’il voudrait plus de temps. Ses proches lui ont fait signe, le 30 mai, pour ses 70 ans. Parmi les différents témoignages, celui de Rima Abdul-Malak. La conseillère culture d’Emmanuel Macron lui a fait parvenir un texte écrit par Jean-Loup Dabadie. Elle ne pouvait pas lui faire plus beau cadeau. Le Temps qui reste, chanté par Serge Reggiani, est un hymne à la vie. Il peut nous rester à vivre cent heures ou cent ans, peu importe, il faut remplir chaque minute à ras bord.
On a rencontré Bertrand Delanoë à plusieurs reprises. On l’a vu à Paris, dans le 5e arrondissement ; on l’a vu à Bizerte, au nord de la Tunisie. Deux passions. Sa ville de coeur ; son lieu d’enfance. L’homme semble heureux. « J’ai l’air heureux parce que je suis heureux. » Il a été difficile de le convaincre de s’exprimer publiquement, tant il tient à rester éloigné de la politique nationale. Une certitude : on a rarement vu absent plus présent. Bertrand Delanoë est à la fois partout et nulle part. Différents candidats se sont revendiqués de lui lors des élections municipales de 2020 ; il a l’oreille d’Emmanuel Macron ; nombre de ses anciens collaborateurs oeuvrent à des postes de responsabilité au sein du gouvernement de Jean Castex. L’actuelle maire de Paris apparaît comme un possible recours pour la gauche en vue de la présidentielle de 2022. Il est impossible d’évoquer Anne Hidalgo sans convoquer Bertrand Delanoë. Leurs deux histoires sont imbriquées comme des massifs de roses et de ronces. Anne Hidalgo doit beaucoup à Bertrand Delanoë. Elle aimerait qu’on l’oublie, il aimerait qu’on s’en souvienne. Difficile pour elle de rivaliser avec lui. Bertrand Delanoë reste l’homme qui a installé la gauche à la mairie de Paris en 2001.
Samedi 5 avril 2014. Après treize années à la tête de la mairie de Paris, il laisse sa place à Anne Hidalgo, à l’issue des municipales de mars. Un départ pensé et préparé. Durant les derniers jours, il a fui toute
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démonstration excessive de sentiments. « Je ■ n’aime pas la sensiblerie. Il y a des gens qui ont prétendu m’aimer durant treize ans, mais qui m’aiment beaucoup moins aujourd’hui. » Bertrand Delanoë est sorti rue de Lobau, s’est rendu à pied place Louis-Aragon, a fait un arrêt devant l’immeuble de François Mitterrand, rue de Bièvre. Aucun nuage de tristesse n’a traversé ses pensées éparses. Quand il s’est réveillé chez lui, le lundi matin, il s’est rendu compte qu’il n’avait plus de cartable à préparer. Bertrand Delanoë a gagné Paris en 2001, l’a gérée durant deux mandats, l’a quittée en 2014. Sa marque de fabrique : il a toujours mis ses actes en conformité avec ses paroles. Du non-cumul des mandats à la révélation de son homosexualité en passant par la succession à la mairie de Paris. Il a exercé ses responsabilités de maire avec des défauts et des qualités d’airain. Exigeant, colérique, autoritaire, courageux, susceptible, anxieux, impatient, orgueilleux, perfectionniste. Sur la brèche. L’immense majorité de ceux qui ont travaillé avec lui se rappellent une école de la rigueur. Ils lui vouent une admiration fidèle. De Nicolas Revel, directeur de cabinet du Premier ministre Jean Castex, à Mathias Vicherat, secrétaire général du groupe Danone. Ils sont une centaine à se réunir tous les ans à Paris en son honneur.
Treize années à travailler quinze heures par jour et presque sept jours sur sept. L’ivresse du pouvoir et la peur de déchoir semblent toujours l’emporter sur la fatigue accumulée et la vie privée sacrifiée. Les exemples récents de Martine Aubry et de Gérard Collomb montrent combien il est difficile de ne pas faire le mandat de trop. Bertrand Delanoë s’est préparé psychologiquement, longtemps à l’avance, à quitter les ors de la République. Il a organisé sa succession et il n’est pas tombé dans la dépression. « Quand je suis devenu maire de Paris, j’avais déjà à l’esprit le danger de la grosse tête. Durant treize années, il y a eu des moments de griserie, mais il y a surtout eu beaucoup d’emmerdements. J’ai écarté les rares collaborateurs qui venaient dans mon bureau me dire du bien de moi et du mal des autres. On n’a aucune récompense à travers l’illusion de son succès. La récompense vient quand une école est inaugurée, quand la Philharmonie se remplit, quand le tramway fonctionne bien. La récompense vient après, quand vous n’y êtes plus. »
«La gauche des postures». Depuis bientôt sept ans, ses prises de parole sont rares. Il appelle tous les « démocrates », lors des régionales de 2015, à faire barrage à l’extrême droite ; il se prononce contre la déchéance de la nationalité en 2016 ; il annonce son soutien à Emmanuel Macron pour la présidentielle de 2017 ; il signe le manifeste contre le nouvel antisémitisme en 2019 ; il apporte sa voix à Marie-Christine Lemardeley, tête de liste d’Anne Hidalgo dans le 5e arrondissement de Paris, entre les deux tours des municipales de 2020. Bertrand ■
« J’ai décidé de partir du Parti socialiste car il me posait un problème intellectuel et moral. »
■■■Delanoë est toujours à gauche, mais il n’est plus au Parti socialiste. « Je suis triste de ne pas être au Parti socialiste aujourd’hui. Je m’y suis engagé à 22 ans. Quand j’ai pris acte qu’il n’avait plus cette exigence de vérité au service des citoyens, j’ai décidé de partir car cela me posait un problème intellectuel et moral. Pourquoi est-on de gauche ? Pour un poste, pour passer dans les médias, ou pour faire en sorte que la vie des gens qui ont le plus besoin de justice sociale s’améliore ? J’ai adhéré à la CFDT, car cette organisation sert la justice sociale avec efficacité, honnêteté intellectuelle, et défend l’Europe.» Bertrand Delanoë se montre extrêmement sévère avec ce qu’il nomme « la gauche des postures et des discours ». Il place haut, dans les valeurs, l’authenticité de l’engagement. L’ancien maire de Paris préfère quelqu’un de droite sincère à quelqu’un de gauche poseur. Son amitié avec Lionel Jospin a résisté aux rivalités et aux désaccords. « Je reste indéfectiblement lié politiquement et amicalement à Lionel Jospin. Il est puissant intellectuellement et c’est un homme d’État. Il analyse, il argumente. Il a construit un projet pour 1997, en s’interdisant le mensonge et la démagogie. Il a gouverné. Il n’a jamais été en deçà de ses promesses, il a souvent été au-delà. Entre nous, il y a la confiance. Nous avons parfois des différences d’appréciation, mais beaucoup de convictions partagées. Et jamais de trahison. Nous discutons. Des gens m’ont traîné dans la boue en 2017, quand j’ai pris position pour Emmanuel Macron. » Lionel Jospin n’en a pas fait partie.
« Sans affect ». Leur lien dérange. Entre les deux hommes, une affinité immédiate. Bertrand Delanoë reste fidèle à sa vision première d’Emmanuel Macron et lui renouvelle son soutien. « Mes déterminations, mes marqueurs, mes convictions vont vers ce qui est bon pour la France, la démocratie, la justice sociale. J’ai voté Emmanuel Macron en 2017 pour donner toutes ses chances au premier tour au candidat qui était le plus à même de réduire l’extrême droite. Je n’ai aucun regret. L’objectif a été atteint. J’ai échangé avec Emmanuel Macron alors qu’il était secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l’Économie. Je confirme mes appréciations sur l’homme : il a une envergure politique et intellectuelle. Il connaît et aime l’Histoire. Il est énergique et courageux. Il n’a pas peur de l’adversité. Quand il est interpellé violemment par des Gilets jaunes, aux Tuileries, il cherche le dialogue. Sur le plan politique, j’approuve son engagement européen en convergence avec les convictions des sociaux-démocrates européens. Je suis aussi en accord avec sa politique internationale. Parfois, ses propos choquent, mais il est très franc, par exemple sur l’Otan. Je suis sur la même ligne que lui sur ce sujet. » Bertrand Delanoë souligne aussi des divergences de fond avec Emmanuel Macron. L’actuel président est, pour lui, un homme de droite. « Je conserve les désaccords politiques que j’avais avec lui, avant qu’il ne soit candidat puis président. Je suis d’une gauche volontariste et pragmatique. La cohésion sociale passe par la justice sociale. Je tente de faire preuve d’honnêteté dans mes jugements : Emmanuel Macron n’est pas de gauche dans son exercice du pouvoir mais, contraint par les mouvements sociaux, dont celui des Gilets jaunes, ou par les crises, économique et sanitaire, il évolue. En 2022, on verra où en sont le pouvoir d’achat, la formation, l’emploi, le service public de la santé. Les réalités l’ont contraint. À la fin de son quinquennat, aura-t-il fait moins que la gauche dans les cinq années précédentes ? Le Ségur de la santé, par exemple, me paraît aller dans la bonne direction. Je m’interroge sur bien des domaines et j’attends les chiffres sur la pauvreté, car il n’en a pas fait assez. Je suis un homme de gauche, donc je n’approuve pas une politique de droite. Sur l’écologie aussi, j’ai des insatisfactions.» Anne Hidalgo n’a pas pardonné à Bertrand Delanoë son soutien à Emmanuel Macron en 2017. Doit-elle s’attendre à une nouvelle déception ? L’ancien édile assure qu’il se prononcera « sans affect » pour la présidentielle de 2022. Bertrand Delanoë n’a plus d’affection pour Anne Hidalgo.
Ombre. Ils n’aiment pas parler l’un de l’autre. Bertrand Delanoë se montre mesuré lorsqu’il parle publiquement d’Anne Hidalgo. « Je ne voulais pas quitter la mairie de Paris sans tout faire pour que la gauche gagne sans moi et que ma première adjointe devienne maire de Paris. À l’instant même où ils étaient élus, ma tâche était terminée et je ne devais pas les gêner, ne pas commenter pour les laisser travailler tranquillement. Je ne veux pas être un perturbateur. » Dans des phrases comme détachées de tout contexte, il glissera simplement à différents moments : « Il y a des gens qui ne peuvent pas vous pardonner tout le bien que vous leur avez fait » et, plus tard : « On peut avoir des désaccords les uns avec les autres, la seule chose que je ne pardonne pas est le manque de respect. » Entre eux, quelque
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« Macron n’est pas de gauche dans son exercice du pouvoir mais, contraint par les mouvements sociaux, il évolue. »