De quoi le Nobel de chimie est-il le nom ?
Porteur d’espoir en matière de thérapie, l’usage des « ciseaux moléculaires » dépasse le champ médical. Un bel outil à surveiller.
Ce sont deux séduisants génies de la génétique, la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna, qui ont décroché le Nobel de chimie 2020 (voir p. 68). Le prix vient couronner la mise au point par les lauréates des « ciseaux moléculaires» CRISPR-Cas9 au début des années 2010. Cette innovation biotechnologique magistrale s’avère riche de promesses, pour la thérapie génique en particulier. Illustration? En 2018, une équipe américano-britannique annonçait avoir réussi, grâce à CRISPR-Cas9, à corriger chez des chiens une mutation responsable d’une dégénérescence musculaire comparable à la myopathie de Duchenne chez l’humain. De quoi susciter l’espoir pour quelque 300 000 malades de par le monde.
Pourquoi alors un Nobel de chimie et non de médecine ? En pleine pandémie virale, il n’est guère surprenant que le Nobel de médecine ait été attribué aux découvreurs d’un virus, celui de l’hépatite C. Mais là n’est sans doute pas l’unique critère pris en compte. Car, pour être remarquable, CRISPR-Cas9 n’en est pas moins un outil de précision dans la trousse des chimistes du vivant. Un couteau suisse dont le champ d’application dépasse largement celui de la médecine. CRISPR-Cas9 permet en effet de prendre la main sur l’information génétique de n’importe quel organisme en remplaçant la séquence d’un fragment d’ADN par une autre, comme le ferait le traitement de texte d’un ordinateur – d’où le terme d’« édition du génome ». CRISPR-Cas9, c’est rien de moins que la possibilité de « récrire » le vivant à sa guise ; et pas seulement l’humain.
Les producteurs de semences ont vite saisi le parti qu’ils pouvaient tirer de cet outil ultraperformant. Vilmorin & Cie entend créer de nouvelles variétés de graines grâce à l’ingénierie génétique. À la fin de 2019, le groupe annonçait la signature d’un contrat de licence lui donnant accès à des brevets d’édition du génome par CRISPR-Cas9. Déjà, en 2016, peu avant son rachat par Bayer, Monsanto avait acquis une licence comparable. Créer des OGM végétaux est devenu bien plus simple qu’avant.
Si la Chine a pu se lancer dans la modification tous azimuts des animaux, c’est aussi pour partie grâce à CRISPR-Cas9. En 2015, des scientifiques annonçaient ainsi avoir produit des chiens de race beagle aux muscles surdéveloppés. À la fin de 2018, c’est la barrière éthique qui était franchie : He Jiankui annonçait la naissance en Chine de deux jumelles génétiquement modifiées afin de les rendre résistantes au virus du sida, une première qui a provoqué un tollé chez les scientifiques. D’abord, parce que CRISPR-Cas9 reste susceptible d’engendrer des modifications de l’ADN en des points non ciblés ; ensuite, parce que ces modifications seront transmissibles à la descendance.
CRISPR-Cas9 est un bel outil, pour le meilleur et pour le pire : tout dépend des mains dans lesquelles il tombe. Dès 2015, des scientifiques américains mettaient en garde dans Science et Nature contre l’usage incontrôlé de l’édition génétique pour modifier l’embryon ou les cellules reproductrices et demandaient un moratoire. Parmi les signataires de la tribune de Science, Jennifer Doudna, l’une des deux lauréates du Nobel de chimie…
■ Docteur en neurobiologie.
Les producteurs de semences ont vite saisi le parti à tirer de cet outil ultraperformant.