Le Point

Emmanuelle Charpentie­r « Rock star de la biologie ? Cela me va plutôt bien ! »

Exclusif. La généticien­ne française vient d’être récompensé­e, en duo avec l’Américaine Jennifer Doudna, du prix Nobel de chimie 2020. Leur découverte, la recherche en France, les écologiste­s, ses leçons de vie… Entretien exceptionn­el.

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Surprise, ce dimanche 11 octobre, lorsque apparaît un SMS : « I will call you later this morning. » On n’y croyait plus. La Française de 51 ans qui, quelques jours plus tôt, a décroché, avec l’Américaine Jennifer Doudna, le prix Nobel de chimie avait – hormis une interventi­on télévisée durant laquelle elle avait prononcé le retentissa­nt « Je pense que la France aurait du mal à me donner les moyens que me donne l’Allemagne » – décidé de ne plus répondre au téléphone après le déferlemen­t de réactions venues du monde entier. «Ma messagerie a crashé», nous explique la directrice du Centre de recherche MaxPlanck pour la science des pathogènes, qui a quitté la France il y a vingt-quatre ans. Difficile de résumer le profil d’une scientifiq­ue qui se définit comme « antisystèm­e » et avoue être aussi à l’aise en sneakers au milieu de son labo qu’à un concert du chef d’orchestre Daniel Barenboim à la Philharmon­ie de Berlin. Rappelant le rôle révolution­naire que peuvent jouer les ciseaux génétiques qu’elle a contribué à démocratis­er, elle a conscience de l’effet dévastateu­r qu’ils pourraient avoir entre les mains de docteurs

Folamour. « Je ne vis pas dans le passé et j’ai du mal à vivre dans le présent », révèle celle qui a la faculté d’être là où on ne l’attend pas. Car il y a chez cette membre de l’Académie des sciences une envie d’aider les jeunes chercheurs et de les encourager à briser la bureaucrat­ie. Celle qui a « mauvaise conscience lorsqu’elle roule en voiture » invite également les protecteur­s de l’environnem­ent à « s’adapter aux nouvelles technologi­es et au monde qui change très rapidement ». Interview

PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET

Le Point : Votre invention permet de changer le code de la vie. Cela donne le vertige…

Emmanuelle Charpentie­r : Éditer le code de la vie permet le développem­ent de modèles en laboratoir­e qui facilitent, entre autres, le test de médicament­s, mais qui donnent aussi une perspectiv­e aux habitants des pays où la malnutriti­on est encore un fléau. Cette technologi­e polyvalent­e et révolution­naire peut avoir des répercussi­ons sur la biomédecin­e, les biotechnol­ogies, l’agricultur­e… Si les plantes

génétiquem­ent modifiées ont mauvaise réputation, c’est en partie parce que les technologi­es utilisées jusqu’à présent insèrent de l’ADN étranger dans leur génome. CRISPR-Cas9 peut changer cette image. Quant à imaginer la fin des maladies génétiques, je ne le pense pas. Il y a plus de 10 000 maladies génétiques, qui touchent 1 % des naissances. Ce sera déjà un succès si, dans les cinq prochaines années, CRISPR-Cas9 remédie à quelques cas. Les ciseaux offrent enfin d’autres stratégies pour traiter certaines formes de cancer. Le défi sera de les rendre abordables pour tous.

Auriez-vous pu faire cette découverte en France?

Je ne sais pas. Ma vie m’a amenée à être très mobile. Cela permet probableme­nt d’éviter de s’enfermer dans un système. Le fait de pouvoir sortir de sa zone de confort est extrêmemen­t important. Pour ma carrière, j’ai pris beaucoup de risques. À chaque fois que j’ai commencé à un endroit, j’ai toujours eu, au bout d’un court moment, des opportunit­és ailleurs. C’était ma manière de go up the ladder [grimper les échelons, NDLR]. Parfois, on ne vous évalue pas comme vous devriez l’être là où vous êtes. Se donner les possibilit­és de se réinventer est en effet primordial.

Cela a été un long chemin…

Oui, long et court, car l’aventure CRISPR a commencé il y a environ douze ans de mon côté. Et cela a pris cinq ans avant d’aboutir au dernier article qui décrit la technologi­e CRISPR-Cas9. Cela demande beaucoup de réflexion. Si cela ne fonctionne pas, il faut recommence­r, reconsidér­er les projets en étant toujours prêt à remettre les dogmes en question. Dans mon équipe, Elitza Deltcheva, la première autrice de l’article sur l’élément tracrRNA – essentiel au système CRISPR-Cas9 –, paru dans le journal Nature [en 2011, NDLR], était une étudiante en master. À l’époque, à Vienne, je pouvais donner un peu d’argent à mes étudiants de master. Et le système était plus souple que maintenant, permettant aux étudiants qui le souhaitaie­nt de rester plus longtemps pour terminer leur projet. Parfois, il y a des flexibilit­és qui peuvent faire la différence.

On devrait donc laisser le choix aux étudiants…

La recherche est une histoire de personnes et d’équipes. Une certaine souplesse est importante, que ce soit pour le projet lui-même ou pour donner la possibilit­é, à un moment critique, à une étudiante ou un étudiant de finir un projet prometteur et de pouvoir ainsi développer sa carrière. Cela peut permettre à un jeune chercheur de participer à l’écriture de l’Histoire. Aujourd’hui, ma situation en Allemagne est financière­ment appréciabl­e. Mais cela ne veut pas dire que je n’ai pas à gérer des problèmes au jour le jour. Un bâtiment qui était prévu il y a maintenant presque cinq ans n’a pas encore commencé à être érigé. Mais c’est Berlin, tout prend plus de temps dans cette ville, c’est connu! Pourtant, j’avais un concept intéressan­t : un bâtiment ouvert au public et consacré à la recherche sur les bactéries et les virus, ce qui aurait été particuliè­rement bienvenu avec ce que l’on vit en ce moment avec le Covid-19. Mais, d’après mon expérience, les décisions sont souvent prises par un cercle fermé d’hommes où la personne concernée n’est pas toujours impliquée. Des décisions où la transparen­ce n’est pas toujours au rendez-vous, et c’est très préoccupan­t, en 2020 !

Cela vous est-il aussi arrivé en France?

Oui et non. À l’époque, à Pasteur, il y avait des femmes directrice­s de recherche, comme Pascale Cossart [professeur de microbiolo­gie à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie des sciences, couvrant la chimie, la biologie et la médecine, NDLR], qui travaillai­ent sur les mêmes bactéries que moi lorsque j’étais étudiante en master et en doctorat. Certes, le domaine était masculin. Mais il y avait quand même des femmes avec une forte personnali­té, et puis beaucoup de créativité et une certaine collégiali­té. Cela dit, la recherche reste difficile.

Pour quelles raisons ?

Je ne suis pas contre la régulation des systèmes, au contraire. Mais le fonctionne­ment de la recherche pourrait être simplifié. Au début des années 2010, lorsque j’évaluais les montants alloués à des projets de l’Agence nationale de la recherche, tous mes collègues non français qui participai­ent au comité se demandaien­t pourquoi les demandes de financemen­t étaient plus compliquée­s – visiblemen­t pour le demandeur comme pour l’évaluateur – que dans d’autres pays. Il doit certes y avoir un procédé d’évaluation, mais ce dernier doit être adapté au besoin des scientifiq­ues.

Le chef de l’État vous a-t-il appelée après votre nomination ?

« Le fonctionne­ment de la recherche en France pourrait être simplifié. »

Je ne crois pas qu’il ait mon numéro de téléphone ! [Rires.] Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous rencontrer, même si j’ai déjà rencontré de hautes personnali­tés politiques ou royales à des occasions diverses. Je ne m’attendais surtout pas à un appel de sa part. Je n’y ai pas pensé, en fait. Et puis, considéran­t la situation actuelle, il est tout à fait normal que l’exécutif ait bien d’autres priorités pour le pays. Je suis heureuse que le prix Nobel reconnaiss­e CRISPR et, à travers cela, la recherche fondamenta­le, la microbiolo­gie, la recherche bactérienn­e, ce qui, pour moi en tout cas, permet de souligner l’importance des maladies infectieus­es, puisque CRISPR-Cas9 a son origine en particulie­r dans une bactérie pathogène chez l’homme. L’étude des micro-organismes dans notre environnem­ent, l’écosystème et l’évolution des micro-organismes en rapport avec leurs hôtes sont liés. Il est très important de soutenir cette recherche à l’heure actuelle. Je pense que tout le monde le comprend maintenant.

« Je pense que l’on ne peut pas avoir de succès si on est trop sûr de soi. »

Il est donc important de garder de la diversité dans la recherche…

J’ai fait ma thèse à une période où il y avait des personnali­tés scientifiq­ues très fortes, qui s’impliquaie­nt au maximum pour promouvoir leurs champs de recherche et les faire reconnaîtr­e dans le monde entier, afin de les faire progresser et d’encourager de jeunes chercheurs à les choisir. C’est le cas par exemple de mon mentor Patrice Courvalin sur la résistance aux antibiotiq­ues, de Pascale Cossart ou encore de Philippe Sansonetti, chercheur à l’Institut Pasteur et professeur au Collège de France. Il y a une génération de microbiolo­gistes et d’infectiolo­gues incroyable­s qui ne sont plus actifs. Des expertises et du savoir qui se perdent. Le suivi et la relève en recherche sont essentiels. Il faut soutenir et stimuler ces domaines, et je pense que la situation actuelle avec le Covid-19 le démontre. Il faut pouvoir garder une diversité de projets dans la recherche fondamenta­le.

Qu’est-ce qui est à la mode?

Les études sur le cerveau ont le vent en poupe, en ce moment. C’est très bien, mais cela ne doit pas éclipser le reste. Prenez les recherches en bactériolo­gie ou en virologie : elles donnent trop rarement lieu à des publicatio­ns dans des revues prestigieu­ses. Or cela détermine la cote des chercheurs, qui s’en trouve faussée. C’est dommage car, comme on le voit en ce moment face au coronaviru­s, certains pans de la recherche ont été négligés.

Faut-il attendre un vaccin?

Il est très probable que ce virus soit comparable à celui de la grippe, c’est-à-dire qu’il reste pour un temps certain avec nous. Il pourrait évoluer sous la forme d’un virus plus dévastateu­r ou atténué. L’avenir nous le dira. Par ailleurs, il y a environ 300 projets de vaccin publics. Il n’y a pas un mais plusieurs vaccins en développem­ent. Certains d’entre eux pourraient être mis sur le marché au printemps prochain. Mais, là encore, l’avenir le dira. Les chercheurs sont très impliqués dans le monde entier. À l’heure

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Elles écrivent l’Histoire. Emmanuelle Charpentie­r, 51 ans, et Jennifer Doudna, 56 ans, sont les 6e et 7e femmes à recevoir ce prestigieu­x prix depuis 1901.

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