Lucky Luke, un visage pâle au Sud
Dans « Un cow-boy dans le coton », Jul et Achdé confrontent le justicier solitaire à la question raciale et à l’héritage esclavagiste. Terrain miné.
Le riche propriétaire d’une plantation qui se prépare à fouetter son boy, parce que celui-ci a servi le champagne tiède, sous le regard obscène de son fils (« Chouette, je peux regarder ? »). Un certain Quincy Quarterhouse qui se fait surnommer « QQ », car ce sont les lettres qu’il a l’habitude de marquer au fer rouge sur la peau de ses esclaves. Deux rednecks qui envoient leur molosse sur un enfant noir car « il ne [leur] a pas cédé le passage ». Bienvenue dans Un cow-boy dans le coton, le nouvel album de Lucky Luke ! Un sacré changement de ton, que l’on trouverait plus volontiers dans une hypothétique suite de Django Unchained, de Quentin Tarantino, que dans la série créée par Morris en 1947, et à laquelle le génial René Goscinny donna ses lettres de noblesse.
Le scénariste Jul, normalien et agrégé, auteur célébré de Silex and the City ou de 50 nuances de Grecs, s’est vu confier les rênes de Lucky Luke en 2014. Avec, aussitôt, un projet bien précis en tête : « J’ai eu l’idée de cet album quelques jours après qu’on m’a proposé de reprendre la série. J’avais identifié deux thèmes incroyablement absents de l’épopée de Lucky Luke : les Juifs et les Noirs. Après La Terre promise, je me suis plongé dans l’histoire de l’esclavage aux États-Unis. J’ai dévoré James Baldwin et Toni Morrison, découvert Frederick Douglass et W. E. B. Du Bois, vu ou revu Naissance d’une nation (1915) et Mississippi Burning (1989). Tout cela a mûri pendant six ans avant que j’écrive mon scénario. »
Dans Un cow-boy dans le coton, Lucky Luke hérite, peu après la guerre de Sécession, d’une plantation en Louisiane. Il s’y rend avec la ferme intention de donner cet héritage plus qu’embarrassant aux anciens esclaves de la propriété. Mais les choses ne vont pas se dérouler comme prévu : il sera confronté à la légitime défiance des esclaves, à l’hostilité du Ku Klux Klan et aux Dalton, improbables alliés de circonstance. Il lui faudra le concours d’un shérif noir ayant réellement existé, Bass Reeves, pour le tirer de ce mauvais pas.
Depuis la conception de cet album, l’actualité a rattrapé Jul. La question raciale est devenue explosive aux États-Unis avec l’émergence du mouvement Black Lives Matter et la montée de la contestation contre les violences policières envers les Noirs. De quoi réfréner les ardeurs du scénariste, de crainte de se voir taxer d’« appropriation culturelle » ? « J’ai voulu faire quelque chose qui soit, en partie, décorrélé des polémiques actuelles, avance prudemment Jul. Ce qui m’a parlé, ce sont plutôt les débats autour des Suppliantes d’Eschyle, censuré à la Sorbonne pour cause de blackface, et des Dix petits nègres, d’Agatha Christie [retitré Ils étaient 10, NDLR], du déboulonnage de statues ou de la déprogrammation d’Autant en emporte le
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vent. Ces débats, pourtant passionnants, qui débouchent ■ sur des déchirures du corps social, sont incroyablement stériles. Nous ne sommes pas d’accord sur le rapport qu’on doit avoir au passé, soit. Mais il faut bien faire quelque chose de cette mémoire commune. L’ambition folle de ce Lucky Luke est, aussi, d’aider à sortir de ces impasses-là par le haut. »
Certes, mais cette profession de foi sera-t-elle suffisante face à l’hystérie ambiante, alors que Jul s’expose à des procès en illégitimité – notamment celle de parler de l’expérience esclavagiste depuis son « privilège blanc » (voir Le Postillon p. 131) ? « De toutes les questions sensibles auxquelles j’ai songé, celle de la représentation du corps noir était centrale pour éviter la caricature. Il suffit de songer au marin noir d’Astérix… Nous avons donc voulu donner une singularité à chaque personnage en nous appuyant sur des photographies de la fin du XIXe siècle. Vous ne trouverez aucun personnage avec les mêmes traits, ni avec les mêmes vêtements… On a fait du sur-mesure. »
Fini l’homme providentiel. À l’inverse, Jul ne se fait-il pas le relais d’une certaine forme de repentance pour expier le fâcheux oubli goscinnien ? Car le scénariste n’a jamais évoqué l’esclavage dans ses albums – tout au plus met-il en scène, de façon caricaturale, quelques personnages noirs dans En remontant le Mississippi. Difficile de concevoir que, dans les années
1960, cette question ait pu échapper à l’oeil aiguisé de Goscinny, fasciné par l’actualité et par les États-Unis, où il avait lui-même vécu, alors que les ghettos noirs flambaient déjà. «Il faut dédouaner Goscinny! objecte Jul. Il a été confronté à deux limites, qui sont aussi les miennes. D’abord, Lucky Luke est une série comique, et le sujet de l’esclavage était trop grave. En outre, l’invisibilisation des Noirs est une donnée récurrente de notre société. Comment pourrais-je blâmer Goscinny alors que dans mes albums Silex and the City, il n’y a aucun personnage noir ! Si on ne peut pas lui reprocher cet impensé, on peut, on doit le combler. » Aussi Jul a-t-il pris une autre précaution : « Je ne voulais pas faire de Lucky Luke l’homme providentiel qu’il est dans la plupart des albums. C’était adopter un canevas éculé dans un tel contexte, celui que les Américains appellent le “white saviorism”, le syndrome du “sauveur blanc”. Luke ne peut abolir à lui seul la ségrégation raciale. »
Lucky Luke serait-il donc entré dans l’ère du soupçon ? Celle où les certitudes s’effondrent, où les regards se dessillent, où les héros mûrissent ? Le scénariste sort de cette aventure presque aussi transformé que son personnage : « Mon ignorance en entrant dans cette histoire était comparable à celle des Dalton: ils ne comprennent rien à ce qui se déroule sous leurs yeux, prennent les Cajuns pour des Mexicains et les cagoulards du Ku Klux Klan pour des Indiens un peu pâles. » Jul a fait un dernier rêve. Celui de voir Un cow-boy dans le coton devenir l’antidote à ce qui demeure, pour ses détracteurs, le péché originel de toute la BD franco-belge : un certain Tintin au Congo
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Un cow-boy dans le coton, de Jul et Achdé (Lucky Comics, 48 p., 10,95 €). Parution le 23 octobre.
« Nous ne sommes pas d’accord sur le rapport qu’on doit avoir au passé, soit. Mais il faut bien faire quelque chose de cette mémoire commune. »
Jul