Barbara Cassin, du côté des Barbares
De l’Afrique du Sud au grec et aux baisers de René Char : la philosophe se livre dans une ode aux mots et à la vie.
Comment devient-on philosophe ? Est-ce une façon de voir et d’interroger le monde qui s’acquiert dès l’enfance, le regard plongé dans celui des parents et leurs manières bien singulières de percevoir les choses? Ou bien un déclic qui invite sans cesse à remettre en question ? Les deux, semble répondre la philosophe et philologue Barbara Cassin, dans ce texte inclassable qu’elle qualifie d’« autobiographie philosophique ». Son déclic à elle s’appelle Mme Mottini, professeure de philosophie au lycée La Fontaine, à Paris, qui sut taper du poing sur la table et ouvrir grands les yeux de l’élève : stop, savoir des choses ne vaut rien si on ne sait pas s’arrêter ! Et donc, penser. « Que cela puisse être un métier de se demander si Dieu existe ou ce que c’est que parler, j’ai trouvé cela si inattendu et si génial que je ne voyais pas pourquoi ce métier ne deviendrait pas le mien », se souvient l’académicienne. Rien de classique dans cette autobiographie, point de « moi, je » ni de barbants souvenirs. Des anecdotes, oui, mais pour aller droit au but, à l’idée. Les parents aussi aimants qu’infernaux, les huit échecs à l’agrégation, la rencontre avec Heidegger, les baisers de René Char, la mort de son mari, les entretiens avec Lacan… Dans ce joyeux chaos où l’accompagnent
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Homère et Parménide, et qui se lit comme un ■ long poème, Barbara Cassin part en quête de sens. Au pluriel, bien sûr. Car n’est-ce pas être fou que de donner un sens à chaque mot ? Allergique aux majuscules, aux « mono » (monogame, monothéiste, monadique…), la grande spécialiste des sophistes – auxquels elle a consacré plusieurs livres – se positionne aujourd’hui du côté des Barbares, de ceux qui redoutent la pensée unique. Telle une artiste qui, mettant les mains dans la terre, pétrit, malaxe, fait et défait, elle éreinte les mots et les souvenirs pour mieux retrouver la chair et la vivacité des idées. Et, chemin faisant, nous arrête et nous invite à penser
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Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique, de Barbara Cassin (Fayard, 252 p., 20 €).