Quand la mode dessine le nouveau monde
Les fashion weeks ne se sont pas contentées de présenter les collections du printemps-été 2021 : elles ont esquissé l’avenir de nos sociétés malades du Covid.
Et si mieux qu’un indicateur économique, qu’une projection financière ou qu’une prospective budgétaire, la longueur d’un ourlet, le tombé d’un drapé ou la caresse d’une peau disaient tout à la fois notre présent, notre passé et notre avenir ? Sans doute les demi-habiles que dénonçait déjà Pascal peuvent bien tordre leur mine devant cette hypothèse-là, considérer le chiffon comme une frivolité bien inutile en temps de crise et en réserver la glose sinon l’usage aux victimes de la mode. Et pourtant, le vêtement ne cesse de s’inviter dans l’agora, le débat autour de l’« habit républicain » en étant la dernière illustration et la preuve que les raccourcis trop rapides conduisent toujours leurs auteurs à se retrouver « en short », comme on dit aujourd’hui. Car ce vêtement érigé en symbole de la laïcité fut autre chose que l’uniforme sombre des hussards noirs de la République, élèves des écoles normales partant en guerre contre les soutanes. Il fut aussi, après la Terreur, celui de tribus républicaines – oxymore par essence –, rejetant Dieu et l’Être suprême, répondant par l’ironie de leurs nuques dégagées au souvenir du couperet auquel elles avaient échappé ; annihilant par la provocation d’une transparence et d’un décolleté, le négligé des sans-culottes tout comme l’étiquette des culottes de l’habit de cour. Ces Incroyables et Merveilleuses furent ainsi les premiers éclaireurs de la modernité post-Lumières, mettant cul par-dessus tête les genres à grand renfort de tailles de guêpe et de bijoux pour messieurs sans complexe sur leur virilité – bien avant que la question ne devienne un sujet d’étude universitaire.
En 1919, au lendemain de la boucherie des tranchées, les premières pièces de GabrielleChaneldisentaussiplusqu’ellesmêmes: dans l’épure d’une robe de jersey – jusqu’alors réservé au sous-vêtement masculin – se lit tout à la fois l’aspiration aux joies simples après l’horreur – la pièce immaculée est taillée d’un seul morceau – et l’éveil d’un féminisme débarrassé des corsets. Précédant le bulletin de vote, voici le premier «manifeste de mode» – titre de l’exposition que le musée Galliera consacre à Gabrielle avant Coco.
En 2020, la présentation des collections féminines pour le printemps-été 2021 participe de la même dynamique. Au-delà des vicissitudes de conception et de production en temps de confinement et de distanciation sanitaire, de New York à Milan, à Londres et à Paris, ces semaines rythmées par des présentations digitales et quelques défilés physiques disaient beaucoup du nouveau monde ou du moins de ses interrogations. Avec d’autant plus de vigueur que, depuis 1919, l’artisanat des couturières est devenu une industrie qui ne se contente pas de produire vêtements et accessoires, mais crée une culture racontant l’époque.
Une époque dont le paradigme dominant est devenu la santé. Conséquences ? La baisse du nombre de shows physiques – une trentaine contre 150 auparavant – entraîne la fragilisation des métiers de l’événementiel et redonne le pouvoir aux graphistes et autres vidéastes imaginant les présentations numériques, d’où les préoccupations sanitaires ne sont pas exclues : le générique du clip imaginé par Balenciaga pour sa collection filmée de nuit à Paris précisait qu’il avait été tourné avec des « conseillers santé », nouveau métier auquel ne forme pas encore l’école de la Chambre
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Le vêtement ne cesse de s’inviter dans l’agora, le débat autour de l’« habit républicain » en étant la dernière illustration.
syndicale de la couture parisienne. ■
Une précaution sanitaire partagée dans les défilés physiques – la jauge ne dépassant jamais 350 invités contre plus de 1 000 pour les plus importants auparavant. Le « show goes on » cependant pour les mastodontes de Dior – avec sa chapelle de mode érigée par l’artiste Lucia Marcucci – à Chanel – recréant sous le Grand Palais un décor de cinéma – via Vuitton – s’exprimant dans la Samaritaine.
À dire vrai, l’agilité se lit davantage dans la diversité des formats du défilé, réel ou capté (le niveau zéro de l’écriture digitale) au court-métrage scénarisé. À ce jeu-là, les jeunes griffes ont été les plus rusées, transformant la contrainte budgétaire qui ne les autorisait pas à produire de collection entière, en opportunité : Thebe Magugu, Wales Bonner ou encore Marine Serre ont fait de leur expression numérique des déclarations d’identité, révélant leur imaginaire, leur ambition et leur capacité à anticiper le monde d’après. Une projection où l’humour n’est pas absent, comme chez Roger Vivier dont le directeur artistique, Gherardo Felloni, avait convié Isabelle Huppert à être l’héroïne d’une parodie de cinéma.
Même agilité quand il s’agit de prendre en compte les nouveaux usages. L’ode à la caresse du cuir sur la peau d’Hermès signe la victoire de la sensualité sur la distanciation. Et les collections font leur cette « staycation » – le voyage chez soi – devenue l’antienne du moment. Ainsi, les kimonos repensés de Maria Grazia Chiuri chez Dior, brodés façon indienne sont autant une invitation à l’évasion esthétique que des produits ayant muté ; pas besoin de les essayer en boutique, on peut finaliser le désir d’achat par un clic en étant certain que, de toute manière, sur ce type de vêtement, la taille sera la bonne. En contraste avec un climat délétère éclate ainsi une volonté de réenchanter l’intime à l’instar d’un Guillaume Henry imaginant pour Patou un vestiaire glamour surgi de ses souvenirs de désir de mode. Comme si cette dernière pouvait « réparer la beauté du monde » et « apaiser les consciences », pour reprendre les mots du médiéviste Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, invité par Hermès à une causerie sur le thème de l’innovation. Le monde de demain n’est pas celui du repli sur soi(e)
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