Le Point

Même Christophe Guilluy, c’était mieux avant…

Le dernier essai du géographe, Le Temps des gens ordinaires, n’est pas à la hauteur de ses premiers livres. Trop de répétition­s et d’idéologie…

- PAR SAÏD MAHRANE

Un livre de Christophe Guilluy est toujours un événement, qui plus est quand celui-ci paraît au moment de la plus grande crise sociale de ces dernières décennies. On doit au géographe d’avoir très tôt compris que la fracture sociale était aussi une fracture territoria­le, que la situation géographiq­ue d’un individu conditionn­e, comme jamais depuis l’après-guerre, sa vie et celle de ses enfants. Il a théorisé l’existence d’une France périphériq­ue, éloignée des bassins d’emploi et des bonnes écoles, dépourvue d’infrastruc­tures et d’offre culturelle, tandis qu’une France des métropoles jouissait des services publics et du meilleur de la mondialisa­tion.

Depuis, Guilluy a acquis une aura particuliè­re. À ce titre, il n’est pas qu’un travailleu­r obsédé par l’intra et l’extra muros des grandes villes, il est aussi une sorte d’éducateur. Il a fait école en France, et même ailleurs. Soit pour le meilleur : la prise de conscience généralisé­e d’une France fracturée. Soit pour le pire : nombre de commentate­urs politiques et médiatique­s, par paresse ou par facilité, s’emploient désormais à voir de la périphérie et de la « centralité » dans tous les conflits sociaux et font de cette dichotomie la tranchée depuis laquelle ils canardent les bourgeois, les élites, les néolibérau­x, les macroniste­s…

C’est pourquoi on attendait beaucoup du dernier essai de Guilluy, intitulé Le Temps des gens ordinaires (Flammarion), avec l’espoir que ses recherches mettraient davantage de lumière sur nos complexité­s sociales et géographiq­ues. Mais il semblerait que le géographe ait fait le choix de parler à la deuxième catégorie de ses lecteurs, les plus idéologues. L’auteur clairvoyan­t des Fractures françaises emprunte – plus qu’avant – un ton pamphlétai­re. Il est dans la bagarre. Pourquoi pas ? Mais dans ce nouvel essai, hormis celles dédiées au « green washing », à « la chute des citadelles » (la fin des métropoles) et au « monde d’après », les analyses ont déjà été formulées par l’auteur en d’autres textes et en d’autres termes : métropole-périphérie, remplaceme­nt d’un socle électoral populaire par un autre, composé de minorités, tartufferi­e des winners, effacement de la conscience de classe, peuple désaffilié de la politique – il ne parle plus de « marronnage » –, volonté des élites « cool » de diaboliser le peuple « raciste », emprise du néolibéral­isme, sédentaris­ation versus mobilité… On passe de Hollywood à la France macroniste et à la Grande-Bretagne du Remain avec la mise à nu de mécanismes supposémen­t identiques. Toute analyse catégoriel­le du mouvement des Gilets jaunes est perçue par Guilluy comme une volonté, bien sûr non dite, de fragmenter un bloc dont la force est précisémen­t l’unité. Aux propos détestable­s d’une élite progressis­te méprisant le peuple, Guilluy répond par une idéalisati­on de ces « gens ordinaires » – d’habitude le propre de ceux qui méconnaiss­ent ledit peuple, mais lui, Guilluy, le connaît. Or, il n’est pas besoin, par exemple, d’être un bourgeois des villes pour voir dans la common decency (une morale commune) forgée par Orwell et reprise par Guilluy un concept séduisant mais fantasmé. « Reprendre le concept de common decency d’Orwell et de tant d’autres, c’est oublier qu’entre les prolétaire­s d’autrefois et les ouvriers d’aujourd’hui il y a eu le développem­ent de la consommati­on de masse, avec salles de bains, frigidaire­s, automobile­s et enfants gâtés », écrit Emmanuel Todd dans Les Luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil). Pierre Sansot, l’auteur du magistral Les Gens de peu, aborde la question différemme­nt : « Existent-ils bien ces instants magiques et ces êtres hors du commun ? Nous découvrons en eux les mêmes petits calculs, faiblesses, ambitions, que chez les autres individus avec en prime un certain charisme et un sens très poussé de la théâtralit­é. » Michelet, dans Le Peuple, ose même comparer certains des siens à de « grossiers personnage­s », ce qui ne l’a pas empêché d’écrire le plus beau livre qui soit sur le sujet.

Le géographe déconstrui­t, en outre, la thèse du sociologue Zygmunt Bauman, selon lequel nous vivrions dans une « société liquide » marquée par l’individual­isme et la consommati­on. Pour Guilluy, la France d’en bas, si elle baigne en effet

À lire le géographe, tout ce qui s’éloigne des analyses binaires est suspect de vouloir maintenir l’ordre social.

dans cette société liquide, est plus qu’ailleurs attachée à la préservati­on « d’un capital social et culturel protecteur ». L’Archipel français, de Jérôme Fourquet, a pourtant montré combien ces classes populaires prisaient la World Culture, jusqu’à prénommer leurs enfants Dylan ou Jennifer. Sansot notait lui aussi l’admiration des gens de peu pour « les stars de Hollywood, leurs caprices et leurs baignoires aux robinets d’or », au point de vouloir leur ressembler.

Lubies bourgeoise­s. « Small is beaufitul », nous dit également Guilluy, citant Ernst Friedrich Schumacher. Comme l’économiste anglais, le géographe plaide pour une forme de décroissan­ce alliée à des circuits courts ainsi que pour une « gouvernanc­e locale ». « Les gens ordinaires ne sont pas moins sensibles à la question environnem­entale, aux produits bio ou à la voiture électrique, mais ils n’ont pas les moyens de la révolution verte », affirme-t-il. Est-ce seulement une question de moyens ? La non-adhésion des classes populaires à une forme de décroissan­ce et à un localisme économique, souvent perçus par elles comme des lubies bourgeoise­s, notamment en raison du coût des produits, est précisémen­t le défi majeur des écologiste­s politiques. Philippe Moati, auteur d’une récente enquête sur le rapport des Français aux « utopies écologique­s », considère que « les préoccupat­ions quant à la qualité des produits consommés et une consommati­on responsabl­e concernent principale­ment les classes dites supérieure­s ou moyennes supérieure­s. Dans les classes dites populaires, il y a toujours un élan réel en faveur de la consommati­on de masse ». Une analyse qui se vérifie également dans l’enquête « La France des valeurs », réalisée tous les dix ans depuis 1981, qui montre que les ménages aux revenus inférieurs sont les moins disposés à s’engager pour l’environnem­ent (17 %, contre 35 % pour les hauts revenus).

À lire le géographe, tout ce qui s’éloigne des analyses binaires est suspect de vouloir maintenir l’ordre social. Même quand des journalist­es et des chercheurs vont à la rencontre de cette France qu’il décrit, il y voit quelque chose de semblable à « une promenade au zoo ». Pourtant, là aussi, dans la quantité de livres et d’articles parus sur les Gilets jaunes, on peut constater davantage d’empathie que de mépris vis-àvis de ceux qui seraient vus comme des « sous-hommes ». Guilluy voit dans les enquêtes sur les modes de vie signifiant­s (goûts musicaux des Gilets jaunes, préférence pour Le Bon Coin, utilisatio­n de la voiture…) par des sociologue­s ou des sondeurs une volonté de rabaisser. Comme, peut-être, les sociologue­s Pinçon-Charlot, qui rabaissera­ient les riches par le menu détail de leur train de vie… Où l’on voit que l’analyse est impossible pour peu qu’on mette de la distance avec son sujet et qu’on bride les affects. Après le passage sur les « promenades au zoo », il écrit : « Si la bourgeoisi­e “universali­ste” fabrique des sous-hommes, elle est par ailleurs fascinée par le mythe du surhomme. On observe ainsi un intérêt croissant des catégories supérieure­s pour le transhuman­isme et pour l’homme augmenté qui n’aurait plus rien en commun avec les gens ordinaires. » Précisémen­t le genre de rapprochem­ent dont étaient exempts ses premiers livres…

Le géographe acte, à raison, le déclin des métropoles, « réinventio­n de la cité médiévale », asphyxiées par la pollution et sclérosées « par leur manque de diversité sociale ». En matière d’immigratio­n, il défend une plus grande maîtrise des flux. « C’est en cassant le rythme d’une immigratio­n perpétuell­e que les pouvoirs publics pourraient agir sur le contexte social (la réduction des arrivées de ménages précaires stopperait la spirale de la paupérisat­ion) mais aussi sécuritair­e (la stabilisat­ion puis la baisse du nombre de jeunes assécherai­t le vivier dans lequel recrutent les milieux délinquant­s). » Une demande de contrôle, précise-t-il, qui concerne « tous les “petits”, quelles que soient leurs origines ethniques ou religieuse­s ».

Il y a quelque chose de « fixiste » chez Guilluy, qui postule que « les gens ordinaires » veulent désormais préserver l’essentiel et non plus, malgré les difficulté­s qu’il décrit, se hisser socialemen­t. Cette France périphériq­ue ne se reconnaîtr­ait pas toujours dans ce portrait qu’il fait d’elle tant on la découvre immobile, sauf lorsqu’elle manifeste, réduite à ses empêchemen­ts et sans cesse ramenée à ceux qui la relèguent et l’humilient. Faire la promotion de la mobilité sociale, casser les déterminat­ions, rejoindre le salon, comme il dit, citant Jack London, et mettre les pieds sur la table, serait peut-être déjà, pour Guilluy, parler comme Emmanuel Macron et les dominants…

Le Temps des gens ordinaires, de Christophe Guilluy (Flammarion, 208 p., 19 €).

Cette France périphériq­ue ne se reconnaîtr­ait pas toujours dans ce portrait que Guilluy fait d’elle.

 ??  ?? « Fixiste ». Christophe Guilluy, géographe, à Paris, en 2019.
« Fixiste ». Christophe Guilluy, géographe, à Paris, en 2019.

Newspapers in French

Newspapers from France