Gaspard Koenig à cheval sur les traces de Montaigne (16)
En traversant l’Europe à cheval, l’écrivain ne pensait pas buter sur autant de frontières physiques et bureaucratiques.
Il n’y a plus de frontières en Europe, dit-on. Ceux qui en sont convaincus feraient bien d’essayer de les franchir à cheval. Je réside à Londres, je suis parti de France pour parcourir les pays fondateurs du traité de Rome, et je monte une jument espagnole: avant mon départ, j’ai donc poliment demandé des instructions à la Commission européenne. L’affaire, complexe, stratégique, est remontée jusqu’au numéro deux de la direction de la santé. Après étude du cas, j’ai reçu des liens renvoyant vers une bonne centaine de pages de documentation légale, avec ce com- mentaire savoureux : « On peut y arriver ! » Il en ressortait que ma situation était assimilable au transport de chevaux par camion. Je de- vais donc me munir d’un certificat valable douze jours et délivré après quinze jours de stationnement dans le lieu d’origine (pour prouver l’ab- sence de maladies infectieuses). On comprendra aisément que ces mo- dalités ne pouvaient s’appliquer à la randonnée à cheval, sauf à faire une pause de quinze jours tous les douze jours, repoussant mon arrivée à Rome à 2022… Je suis donc parti nez au vent, muni du passeport de ma jument dûment vaccinée et d’un certificat de bonne santé signé par un vétérinaire.
Les ennuis commencèrent au poste-frontière de Bâle. Pour entrer en Suisse, je m’étais procuré auprès de la chambre de commerce un carnet ATA (admission temporaire). Ne pouvant alourdir mes sacoches, je n’en avais gardé que la première page, la seule qui fût signée et tamponnée. Le douanier suisse qui a examiné mon cas a souri de ma naïveté. Je dus faire demi-tour avec Desti, privée de dix jours de chemins plats le long du Rhin.
La Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne (UE), même si elle a récemment confirmé par une votation d’initiative populaire le principe de libre circulation. Mais au sein de l’UE, des avanies encore plus pénibles me furent réservées à la sortie de l’Allemagne. Je voulais être en règle pour passer les Alpes sans encombre aux frontières autrichienne et italienne. La directrice de l’administration vétérinaire d’Augsbourg, la Veterinäro berrätin (un mot à prononcer d’une voix forte sans reprendre sa respiration), a hurlé pendant trois heures: il lui fallait un « Zertificat » (« certificat ») attestant que l’écurie de départ était saine. J’eus beau lui expliquer que Desti avait, par la suite, été accueillie dans une bonne centaine de box, abris, pâtures et jardins plus rocambolesques les uns que les autres, ces remarques de bon sens ne pénétraient pas son logiciel neuro-bureaucratique : il lui fallait le Zertificat, le Zertificat ! Seule la réactivité de la préfecture du Calvados m’a sauvé. C’était Kafka à Augsbourg.
Si je peine à traverser le coeur du continent européen avec une jument, je n’ose imaginer ce que doivent subir les réfugiés syriens. La vie n’entre jamais dans les bonnes cases. À l’échelle de deux millénaires de civilisation européenne, les nations ont rarement été aussi fermées. Dans son journal de voyage, Montaigne ne se pose pas une seule fois la question des frontières. Il lui faut expliquer sa situation aux portes des villes (il admire d’ailleurs, comme Montesquieu le fera plus tard, le mécanisme automatique de celles d’Augsbourg), parlementant auprès d’êtres humains capables de comprendre les motivations d’autres êtres humains. Montaigne se déplaçait avec son blason, qu’il faisait parfois peindre sur les murs des auberges, mais sans Zertificat. Un peu plus de deux siècles après, les Mémoires de Casanova furent un hymne à la libre circulation. Encore au début du XXe siècle, Stefan Zweig voyageait sans passeport à travers le monde. Loin du fantasme du « village global », notre modernité a cadenassé l’espace.
Il serait plus que jamais nécessaire d’établir ou de rétablir ce que Kant appelait un « droit de visite » universel. À cheval, à pied ou même en transport carboné, chacun devrait pouvoir rendre visite à l’ensemble de ses compatriotes terriens. Montaigne préférait ainsi la « liaison universelle et commune » à celle arbitrairement créée par les nationalités. Le voyage, c’est le plaisir de la différence. Quand, à son réveil, Montaigne pensait à son itinéraire et imaginait ce qu’il allait découvrir dans la journée, il se levait « avec désir et allégresse (…), recherchant toutes occasions d’entretenir les étrangers». De même, je ficelle chaque matin mon paquetage avec un mélange d’appréhension et de curiosité que ne me donnaient plus depuis longtemps les bagages en cabine. À quoi ressembleront les chemins ? Qui viendra à ma rencontre? Où dormirai-je? C’est à travers ce « commerce des hommes», recommandé par Montaigne pour l’éducation des enfants, que se forge notre propre personnalité. On en
retient ce qui nous correspond le mieux. « Un honnête homme, conclut Montaigne, c’est un homme mêlé. »
Mais ce droit de visite ne saurait se confondre avec un droit de conquête. Montaigne a dénoncé parmi les premiers la colonisation du Nouveau Monde et la « contagion » du mode de vie occidental, ruinant les cultures locales. De même, pour le voyageur, c’est au nom de la diversité que Montaigne exige de se mêler autant que possible à la population. « La seule variété me paie, et la possession de la diversité », explique le philosophe en chemin. Il fuit les communautés françaises, comme à Padoue où les gentilshommes des écoles restent entre eux, insiste pour goûter les plats traditionnels, se fond dans la foule – comme à Augsbourg avec un bonnet fourré traditionnel – et pousse le scrupule jusqu’à apprendre la langue du pays, écrivant la dernière partie de son journal dans un italien nouvellement acquis.
À notre époque de tourisme de masse, le cheval me permet de redevenir ce visiteur singulier qu’on accueille à l’écart des circuits tout tracés. La traversée, rare et imprévue, de sites touristiques comme les bords de la Loire, Vittel, Meersburg ou Füssen m’a soudain fait perdre toute amabilité : je suis passé froidement sans répondre aux interpellations, qui n’étaient plus des salutations, mais des «coucou» de Disneyland. Fidèle à saint Augustin, je m’efforce de faire à Rome comme les Romains, et à Augsbourg comme les Bavarois : je me suis même surpris à respecter les feux de signalisation pour les piétons. S’agissant de la langue, je ne promets pas au lecteur de poursuivre cette chronique in italiano, mais je refuse obstinément de parler anglais. Je me débrouille en Allemagne comme en Italie en combinant rudiments scolaires, force mimiques et Google Translate… Depuis que je me trouve de l’autre côté des Alpes, j’adopte d’ailleurs le conseil de Montaigne : employer seulement les premiers mots qui me viendraient à la bouche, latins, français, espagnols, ou gascons, et y ajouter la terminaison italienne. Funziona bene ! (« Ça marche ! ») Et pour achever l’acculturation, certains prétendent même que ma moustache de trois mois me fait ressembler à un partisan séparatiste du Sud-Tyrol…
Le droit de visite ne consiste pas non plus, y compris dans sa formulation par Kant, en un droit d’installation. Si l’on me reçoit aussi chaleureusement, c’est que je suis de passage, ne représentant aucune menace. Mais j’ai pu constater, au cours de ma traversée des villages, combien l’intégration des nouveaux venus est complexe et longue. Lors de mon entraînement, j’avais été frappé par une conversation avec une habitante du Calvados : elle était née à la ferme, tout comme sa mère, mais ses grands-parents étaient venus de Belgique à la fin des années 1930. Résultat, on l’appelait encore « l’Étrangère ». Ma propre famille, fuyant l’Alsace en 1870, a mis des générations à être acceptée en Normandie. Aussi n’est-il pas surprenant de trouver en dehors des grandes villes ces réflexes humains de crainte et de rejet. On y parle crûment des immigrés, et je suis certain que nombre de mes généreux hôtes votaient pour l’extrême droite quand l’occasion se présentait. Est-ce anormal ? On ne peut pas à la fois vanter la diversité et réclamer un brassage perpétuel qui viendrait neutraliser les cultures. J’en viens donc à me demander si, sur le plan migratoire, les capacités d’accueil ne devraient pas être définies au niveau local, chaque collectivité assumant la part d’altérité que son territoire est prêt à absorber.
Si seulement le monde pouvait ressembler à une journée à cheval : il serait à la fois plus ouvert et moins uniforme ■
Loin du fantasme du « village global », notre modernité a cadenassé l’espace.