Ces mercenaires syriens à la solde d’Erdogan
Des hommes d’Ankara recrutent des mercenaires dans le nord de la Syrie pour les envoyer combattre les Arméniens.
«Malgré la trêve décrétée après deux semaines de combats, les obus ont continué à pleuvoir », raconte Ibrahim, au téléphone, depuis la ville de Horadiz, au sud de la région disputée du Haut-Karabakh. « Mustafa Abdelkader a été tué dans la soirée par un tir », précise-t-il. Il était comme lui un Syrien de la région d’Idlib qui combattait avec la brigade Sultan Mourad, faction islamiste syrienne liée à la Turquie. Il était devenu l’un de ces mercenaires syriens, ex-« rebelles » anti-Assad, qui se sont mis depuis 2016 au service des ambitions expansionnistes du président turc Recep Tayyip Erdogan.
Après la Tripolitaine, en Libye, où ils avaient débarqué en janvier auprès des forces loyales au gouvernement provisoire de Fayez al-Sarraj menacées par la rébellion de Khalifa Haftar, les mercenaires ont été déployés dans les montagnes du Sud-Caucase, en première ligne face aux Arméniens, dans un conflit dont les enjeux leur échappent. Malgré les dénégations de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, un bon millier de miliciens plus ou moins aguerris auraient été mobilisés et acheminés vers Bakou. Des témoignages de combattants, les récits de leurs proches et des preuves visuelles de leur présence le confirment. Les corps de ceux qui ont été tués reviennent au pays, où ils sont enterrés en catimini. « Le 4 octobre, des funérailles ont été organisées pour une quarantaine d’entre eux au nord d’Alep », a indiqué la chercheuse israélienne Elizabeth Tsurkov, spécialiste de ces mouvements au Center for Global Policy de Washington.
« Djihadistes ». Ibrahim, père de famille de 24 ans, a débarqué dès le 25 septembre, deux jours avant le début des hostilités. « Beaucoup de jeunes Syriens sont morts. On a eu plus de 60 martyrs [tués] et plus de 100 blessés », affirme-t-il. Lui-même a été grièvement blessé à la jambe, le 9 octobre, par l’explosion d’une mine qui en a tué deux autres. De son lit d’hôpital, il nous envoie une photo de sa jambe bandée. Six jours plus tôt, il était terré au fond d’une tranchée, sur le front sud du Haut-Karabakh. Son groupe, qui tentait de remonter vers la ville de Hadrout, était alors pilonné. « Je vous parle d’un abri souterrain, c’est peut-être la dernière fois, les avions nous bombardent. Je ne sais pas ce qu’on est venus faire là », soufflait-il à l’autre bout du téléphone, sa voix couverte régulièrement par le bruit des avions de chasse.
Dès la mi-septembre, la Turquie a recruté dans les régions qu’elle contrôle au nord de la Syrie. Les groupes armés qu’elle finance servent de bureau d’enregistrement. La brigade Sultan Mourad et la division alHamza, faction islamiste elle aussi associée à Ankara, sont les principaux fournisseurs. « Un de nos officiers nous a demandé qui voulait s’engager en Azerbaïdjan. Beaucoup ont refusé après ce qui s’est passé en Libye. Moi, j’ai levé la main, nous explique Ibrahim. Avec l’argent gagné, je pourrai sortir ma famille de ce camp de réfugiés où elle se trouve avant que l’hiver arrive. Et je sais combattre dans les montagnes. Ils ont pris mes coordonnées et, deux jours plus tard, ils m’ont dit de me préparer. »Avec un contrat de trois mois et une solde mensuelle de 8 000 livres turques (860 euros), il quittait la Syrie le 24 septembre par le poste-frontière de Kilis. Depuis la ville turque de Gaziantep, où ils sont regroupés par l’armée, équipés, briefés, les combattants sont acheminés par avion vers Bakou, via Istanbul ou Ankara. Puis répartis le long de la ligne de contact. Certains ont été identifiés sur les réseaux sociaux, en uniforme de garde-frontière azerbaïdjanais. D’autres sont sur des postes avancés de l’armée de Bakou.
L’Arménie a dénoncé la mobilisation de « djihadistes » par Ankara. Le 1er octobre, le président Emmanuel Macron a lui aussi employé ce terme. « Nous disposons d’informations aujourd’hui de manière certaine qui indiquent que des combattants syriens de groupes djha
distes ont [transité] par Gaziantep pour rejoindre le théâtre d’opérations du Haut-Karabakh. C’est un fait très grave, nouveau, qui change la donne», a-t-il déclaré. Les Syriens qui combattent avec l’Azerbaïdjan, pays laïque à majorité chiite, n’ont pourtant aucune ambition d’y fonder un califat ou d’y appliquer la charia. D’après leurs témoignages, l’argent de la Turquie est leur seule motivation. Hamid, 40 ans, haut gradé de la division al-Hamza à Hawar Kilis en Syrie, affirme avoir envoyé une vingtaine d’hommes en Azerbaïdjan depuis le 18 septembre. Tous ont été attirés par la solde promise, dont le montant varie entre 8 000 et 16 000 livres turques (1 720 euros). « Plusieurs milliers d’hommes se sont portés volontaires en quelques jours », affirme-t-il. Il n’y a pas de pénurie de chair à canon en Syrie.
Trafic. Mohammed, 29 ans, joint par téléphone sur le front, n’a pas hésité une seconde : « Je n’avais pas été appelé pour aller en Libye. Je n’ai pas voulu laisser passer cette chance-là. » Environ 200 combattants de l’Armée de l’islam (Jaych al-Islam), groupe armé qui a refusé de participer aux opérations, se sont enrôlés sans en référer à leur commandement. « Les recruteurs ont souvent fait croire que leur mission serait de garder des lieux stratégiques ou qu’ils serviraient de force d’interposition. » Ces recruteurs, « de plus en plus nombreux » selon Hamid, n’ont pas de mal à convaincre au sein des milices proturques du Nord syrien et parmi les civils et les déplacés. « Ils sélectionnent les plus forts et ceux qui sont en bonne santé, des jeunes, parfois mineurs », poursuit-il. Un intense trafic s’est mis en place. Mohammed, un recruteur âgé de 34 ans, qui affirme agir au nom du commandant de la division al-Hamza, Seif Abou Bakr, propose quatre mois de contrat à 1 500 dollars, fait sa publicité sur WhatsApp ou Telegram. Il a déjà fait signer une centaine de volontaires et touchera une commission pour chacun d’eux. Des compagnies de sécurité privées turques impliquées en Libye auraient elles aussi recruté.
Plusieurs factions de la nébuleuse proturque regroupée au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS) se sont opposées à l’aventure. L’utilisation par la Turquie de combattants syriens pour ses opérations extérieures est souvent perçue comme une trahison de l’insurrection syrienne, alors que la région d’Idlib se trouve de plus en plus isolée et vidée de ses forces. Les imams de la région, nommés et contrôlés par Ankara, ont bien lancé des appels au « djihad » dans leur prêche du vendredi, pour justifier religieusement leur sacrifice. L’expérience libyenne a en outre laissé des traces. Pour stopper l’avancée des troupes du maréchal Haftar et sécuriser Tripoli, la Turquie est intervenue en janvier, avec l’aide de 3 000 à 5 000 mercenaires syriens. Plusieurs dizaines d’entre eux y sont morts. Hamid, le commandant d’al-Hamza, est parti avec 200 hommes. La moitié d’entre eux sont revenus dans un cercueil ou estropiés. Les troupes grondent aussi car les soldes, d’environ 1 800 euros par mois à l’époque, et les dédommagements promis aux blessés et aux familles des « martyrs » tardent à être payés.
Mais ces guerriers à la solde d’Erdogan n’ont guère le choix : ils sont, financièrement et stratégiquement sous la coupe du pouvoir turc. Ce sont les dignes successeurs des bachi-bouzouks, ces cavaliers mercenaires qui semaient la terreur pour le compte de l’Empire ottoman. Les factions islamistes affiliées à l’ANS, dont certaines faisaient partie de l’ex-Armée syrienne libre, ont abandonné depuis longtemps la lutte contre le régime de Bachar el-Assad ou contre les groupes djihadistes. Elles ont servi de point d’appui pour la Turquie dans ses invasions du nord de la Syrie de 2016 à 2019. Un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, publié en septembre, documente la manière dont ces milices ont pu « commettre des crimes de guerre tels que des prises d’otages, des traitements cruels et des actes de torture, des exécutions sommaires, des viols, à Afrin et dans les villages alentour ». À Ras-al-Ayn, l’an dernier, ils ont bombardé des civils pour les pousser à fuir et ont assassiné la politicienne kurde Hevrin Khalaf, près de Tall Abyad. La commission d’enquête indépendante onusienne sur la Syrie réclame aux combattants pro-Turquie qu’ils mettent fin aux pillages systématiques de propriétés appartenant à des civils, de bâtiments religieux, de lieux de culte ou de sites archéologiques. Mais comme le note Hamid : combattre, piller et tuer, c’est à cela que ses hommes ont été formés
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