Le Point

Le sacrifice des enfants d’Arménie

Hécatombe. Le nouveau conflit du Haut-Karabakh décime le camp arménien. « Le Point » a rencontré des familles endeuillée­s.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL EN ARMÉNIE, MARC NEXON

Le cercueil apparaît en haut des marches. Une boîte pas très longue et pas très épaisse. Six gaillards, gants blancs, fourragère dorée et rangers étincelant­es, le déposent sur un drap de velours noir. En retrait, un soldat tient le portrait du défunt dans le creux de ses bras. C’est celui d’Ovanes, un appelé, fauché quatre jours plus tôt par un obus à Djebraïl, dans le sud du Haut-Karabakh. Sur la photo, il sourit. On a récupéré son corps sans tête ni bras. Il avait 19 ans.

Tout va très vite. Une prière monte, le goupillon du prêtre fait deux fois le tour du catafalque, une dizaine de trompettes entonnent un air lugubre, puis les femmes s’approchent et sanglotent, les mains posées sur le couvercle en bois. Le cercueil repart, porté par les mêmes gants blancs et seulement suivi des hommes. Il arrive au bout du cimetière, là où s’étend un grand terrain vague bordé par des poteaux électrique­s. Deux pelleteuse­s y stationnen­t, moteur coupé, le bec encore prêt à creuser. Une quinzaine de fosses s’y alignent. Les premières rectangula­ires, les autres plus fraîches, moins bien dessinées. À côté, des couronnes mortuaires s’entassent, plantées sur des piquets, utilisées au fil des besoins.

Les cordes se délestent de leur poids. Les hommes s’emparent de pelles et recouvrent la sépulture tandis que les militaires s’éloignent en tapant du

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pied pour ôter la poussière de leurs chaussures. ■ Nulle pierre tombale ne se dresse. Ovanes reposera sous un monticule de terre, camouflé par des fleurs et surmonté d’un panonceau. Tout comme ses voisins inhumés au cours des derniers jours : Davit, 20 ans, Haygaz, 20 ans, Zima, 33 ans. À l’entrée, les femmes se tiennent toujours là, assises sous une toile de tente, le regard perdu. Derrière elles, un groupe d’infirmière­s veille. « Hier, on a enterré six jeunes comme ça », dit l’une d’elles.

Ainsi se succèdent les morts au cimetière militaire d’Erablur, à Erevan. Une hécatombe dont on masque les chiffres, mais bien loin des quelque 300 victimes officielle­ment recensées par les autorités arménienne­s. Le nouveau conflit du Haut-Karabakh déclenché par l’Azerbaïdja­n décime les deux camps. « C’est une sale guerre où l’on ne parvient même plus à évacuer les cadavres », concède un diplomate occidental. Un choc sanglant pour un bout de terre grand comme le Luxembourg. Avec d’un côté l’Azerbaïdja­n, arc-bouté sur le droit territoria­l pour revendique­r la possession de l’enclave, et de l’autre l’Arménie, engagée dans la défense de sa province depuis trois cents ans et décidée à y demeurer. Après un déluge de bombes durant deux semaines et le déplacemen­t de la moitié des 150 000 habitants du Haut-Karabakh, un espoir pointe. Les deux parties ont convenu d’un cessez-le-feu sous la pression de Moscou.

Drone. Affaire réglée? Nullement. D’abord parce que les attaques se poursuiven­t de part et d’autre. Ensuite parce que le malentendu est total. Il remonte à 1921, date à laquelle le bureau caucasien du Comité central du Parti communiste bolchevik, dirigé par Staline, décide de rattacher le Haut-Karabakh à l’Azerbaïdja­n. Un découpage cynique du futur maître de l’URSS alors que 90% d’Arméniens peuplent l’enclave. L’effondreme­nt de l’URSS déclenche l’étincelle. En 1991, la majorité arménienne se révolte et proclame l’indépendan­ce de la république du Haut-Karabakh, une entité qu’aucun État ne reconnaît à ce jour. Une guerre éclate et s’achève quatre ans plus tard au prix de 30 000 morts et d’une victoire des rebelles arméniens. « On se battait corps à corps, armés de fusils de chasse, se souvient le vétéran Andronik Avetisian, à l’époque chef d’une brigade de 15 hommes. Si les grandes puissances ne nous avaient pas arrêtés, on marchait sur Bakou. » Depuis, l’Azerbaïdja­n jure de reconquéri­r le territoire sous l’oeil embarrassé de la France, des États-Unis et de la Russie, chargés de résoudre le contentieu­x au sein du groupe de Minsk. « Ils caressent les belligéran­ts dans le sens du poil en rédigeant des textes avec des points de vue opposés », déplore Jean Radvanyi, spécialist­e de la région à l’Inalco. Résultat ? Un conflit bloqué depuis trois décennies, comme ceux qui transforme­nt le Caucase en poudrière.

Sauf que cette fois, la pièce compte un nouvel acteur, la Turquie, lancée dans une politique expansionn­iste et décidée à aider militairem­ent le frère azéri turcophone. « Sans l’interventi­on d’Ankara, nous aurions déjà stoppé l’agression, assure le député Hayk Konjorian. La Turquie a profité d’exercices militaires communs avec l’Azerbaïdja­n en août pour laisser sur place une énorme quantité d’armements. »

Le plateau montagneux du Haut-Karabakh n’est pas le seul à subir des frappes. Le territoire arménien sert également de cible. Il suffit de rouler quatre heures vers l’est pour percevoir la menace. Ici, à 5 kilomètres de la frontière azérie, les bombardeme­nts retentisse­nt toujours. « Il était là », dit Armen Asatarian, le maire du village de Masrik. Au bout de son index, un amas calciné d’où émergent les lambeaux d’une couverture et d’un oreiller violet à fleurs jaunes. Là, c’était le lit de Gevork Vartanian, un ouvrier en bâtiment de 53 ans. L’homme a péri dans son sommeil, visé par un drone, un soir de la semaine à 21 heures. De sa maison il ne reste qu’un tas de gravats. Seule sa Volga beige repose au même endroit sur quatre pneus crevés. « Juste avant, il se promenait dans son jardin », raconte sa voisine Liana, qui refuse de fuir pour continuer à s’occuper de sa vache et de ses deux moutons. De l’autre côté de la haie de pommiers, un autre habitant, le bras bandé, montre l’impact d’une deuxième explosion : « On était deux, j’ai pris un éclat mais mon ami est dans le coma. »

« Ces drones, ils viennent ici comme des moustiques », poursuit le maire en tournant la tête vers les collines azerbaïdja­naises, soudain secouées par deux explosions. Des engins appelés drones kamikazes, fournis par Israël et la Turquie. « L’autre fois, il y en avait peut-être 30 ou 40 qui sont venus en même temps de làbas », raconte Souren, un éleveur de bétail, en désignant un flanc de montagne. Sans parler des obus. « J’ai huit trous comme celui-ci dans mon champ », pour

« Ils tirent à l’aveugle pour faire fuir les gens. » Arman Tatoyan, le défenseur arménien des droits de l’homme

suit-il en ramassant des fragments métallique s autour d’ une cavité de 1 mètre de profondeur .« Aujourd’hui ça fait bizarre, le ciel est vide », dit-il en levant les yeux.

Tout près, dans le village de Sotk, un bus témoigne de la violence de l’offensive. Sa carcasse, dont le toit a été percé par la charge explosive, gît au bord de la route, non loin d’une école. « Dès qu’on a entendu le drone, on a fait évacuer tous les passagers », raconte un témoin. « Ils tirent à l’aveugle pour faire fuir les gens », souligne Arman Tatoyan, le défenseur arménien des droits de l’homme, venu constater les dégâts. Un objectif à demi atteint. « On est partis comme les autres, mais on revient, dit le vieux Kaiser, entouré de bassines de courges, de haricots et de pommes. Ma famille vit là depuis six génération­s, et mes arrière-petits-enfants foulent aussi cette terre. »

Banderoles noires. Une terre désormais peuplée de jeunes combattant­s et de martyrs. Car rares sont les familles qui ne comptent pas les uns ou les autres en leur sein. Au fil des jours, les villages se parent de banderoles noires sur lesquelles figure le nom d’un fils tombé au front. C’est le cas à Ashnak, 2 000 habitants, situé à une cinquantai­ne de kilomètres d’Erevan. Un bourg planté au milieu d’une plaine rocailleus­e parsemée d’engins de chantier à l’abandon. Ici, 35 hommes ont rejoint les tranchées dès le premier jour. Parmi eux, Artak Margarian, 37 ans, père de deux adolescent­s et d’un bébé de 10 mois. « Il nous a simplement dit: “Je pars”, et il nous a envoyé une photo après avoir reçu son arme », raconte son frère Armen. Il est mort trois jours plus tard, une partie du crâne arrachée par un tir. « J’ai parlé avec lui deux heures avant, ajoute un copain, il me disait que la situation était difficile et qu’une cinquantai­ne de tanks se tenaient devant sa position, à Hadrut, dans le sud du Karabakh. » Les proches d’Artak font défiler les images sur leurs portables. Ils se souviennen­t d’un gars débrouilla­rd. Il avait même pris la tête d’une associatio­n pour obtenir une baisse des taux bancaires pendant la crise du Covid-19. « Tenez, c’est lui », dit l’un d’eux en le montrant en train de s’exprimer devant un parterre de députés. Soudain, un gamin surgit, vêtu d’un tee-shirt floqué de la photo d’Artak en tenue militaire. C’est son fils Narek, 13 ans, tout sourire. « Moi aussi je veux aller combattre », lance-t-il.

Dans le bourg voisin, à Basmaberd, où 40 jeunes se sont enrôlés, on pleure un autre fils : Serob Torosian, 19 ans, surpris par la guerre au milieu de son service militaire. « Il lui restait un an, dit son grandpère Mousher, il allait entrer à l’institut agricole pour devenir viticulteu­r. Depuis tout petit, il me voit fabriquer mon alcool… » Les parents sont absents, appelés à se soumettre à un test ADN à Erevan. Car au drame s’en ajoute un autre : le corps de Serob est introuvabl­e.

La bannière noire aux lettres dorées flotte aussi à l’entrée du village de Partizak. D’ici, on aperçoit les panaches de la centrale nucléaire de Metsamor, que les Azerbaïdja­nais ont promis de bombarder. Deux cousins natifs du lieu, Hrand et Makhitar Grigorian, âgés de 35 et 30 ans, ont succombé à des tirs de mortier. Deux soldats de carrière partis combattre aux confins de Karvatchar, l’un des districts azéris occupés par les Arméniens depuis 1994. Hrand est mort deux jours après son départ; Makhitar, huit jours plus tard. C’est le frère de ce dernier, présent à ses côtés dans la tranchée, qui a annoncé la nouvelle. N’osant pas appeler ses parents, il a prévenu des amis. Ce matin, les femmes et les vieux avancent d’un pas lent vers la maison familiale pour exprimer leurs condoléanc­es. L’oncle se tient sur le seuil. « Leur sacrifice n’est pas vain, dit-il, les Turcs veulent nous éliminer, il fallait y aller si on veut éviter un nouveau génocide. »

Il y a les martyrs et ceux qui ne le sont pas encore. Ceux-là, on les trouve à l’hôpital d’Erevan. Au plus fort des combats, deux hélicoptèr­es les acheminaie­nt au rythme de dix navettes quotidienn­es. Devant la porte du service de réanimatio­n, les familles attendent, prostrées. Un oncle parti aux nouvelles revient informer la mère sur le sort de son fils, Vrej, 19 ans. Vrej, tout juste bachelier, a été récupéré à Madaris, dans le nord du Karabakh, l’oeil gauche arraché par un éclat d’obus et les intestins à l’air. « Il y a peu d’espoir », lâchet-il. Puis, après un silence : « Il a toujours sa croix en bois autour du cou. » À côté, une grand-mère patiente. Son petit-fils est plongé dans le coma. « Tous ceux qui combattaie­nt avec lui sont ici », précise-t-elle.

Si la douleur demeure, la fierté grandit. Comme chez Levon et Marine Hovanisian, rencontrés dans la banlieue d’Erevan et qui ont perdu leur fils en janvier 2014 lors d’un accrochage sur la ligne de contact. Armen, 18 ans, a reçu trois balles après avoir été le dernier à tenir sa position. À l’étage, ses parents ont transformé sa chambre en musée. Médailles, briquets, téléphones, poignard, jumelles, gourde, gamelles, y compris son uniforme troué d’impacts et tacheté de sang… Tous les effets d’Armen y sont exposés. Il y a un mois, Charvash, un vieux copain de caserne d’Armen, est venu ici et a visité la chambre avant de partir faire la « sale guerre ». Le père conclut d’une voix lasse : « Lui aussi est mort. »

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Héros. Les enterremen­ts se succèdent au cimetière militaire d’Erablur, à Erevan (Arménie). Le 10 octobre, la famille d’Abraham Sargsyan est venue rendre un dernier hommage au jeune homme mort sur le champ de bataille.
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150 000 habitants de l’enclave séparatist­e ont fui depuis le début des combats.
Survie. Malgré l’accord humanitair­e de cessez-le-feu conclu samedi 10 octobre par l’Azerbaïdja­n et l’Arménie, les bombes continuent de pleuvoir sur le Haut-Karabakh. La moitié des 150 000 habitants de l’enclave séparatist­e ont fui depuis le début des combats.
 ??  ?? Ciel. À Chouchi, la cathédrale SaintSauve­ur Ghazanchet­sots a été une nouvelle fois frappée. Cet édifice, l’un des plus importants de l’Église arménienne, avait été restauré après la guerre arméno-azérie des années 1990.
Ciel. À Chouchi, la cathédrale SaintSauve­ur Ghazanchet­sots a été une nouvelle fois frappée. Cet édifice, l’un des plus importants de l’Église arménienne, avait été restauré après la guerre arméno-azérie des années 1990.

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