Le Point

Reportage : « Elle a ce qu’elle mérite »

Dans l’ancien lycée de Mila, les avis des élèves restent tranchés. Reportage.

- PAR MARION COCQUET

Au lycée Léonard-de-Vinci de Villefonta­ine, dans l’Isère, on s’habitue aux journalist­es – il le faut bien. Après le meurtre, fin septembre, de Victorine, une ancienne élève qui habitait le proche quartier des Fougères, les médias sont réapparus sur l’étrange passerelle qui mène à l’établissem­ent. « On a retrouvé une reporter télé jusque dans les couloirs, en train d’interviewe­r les élèves », soupire la proviseure Maryline Rochette, arrivée en poste il y a un an. Huit mois plus tôt, c’était pour l’affaire Mila que les journalist­es faisaient le siège du lycée. La jeune fille y était scolarisée en seconde. Une déflagrati­on d’un autre genre – aussi violente que vite oubliée.

Le dimanche 19 janvier 2020, dans la matinée, une enseignant­e avertit Maryline Rochette. Mila est harcelée sur les réseaux sociaux pour avoir insulté l’islam, menacée de mort et de viol par des milliers d’anonymes qui diffusent son nom, son adresse, ceux du lycée. «J’ai immédiatem­ent appelé ses parents, dit la proviseure. L’urgence pour moi était qu’ils alertent la gendarmeri­e et qu’ils sachent que nous étions là. » Ensemble, la famille et la proviseure conviennen­t que Mila ne retournera pas en classe le lendemain. Maryline Rochette prévient les équipes; le lundi matin, elle se poste à l’entrée pour parer d’éventuels débordemen­ts. Résultat, rien. «Un calme… incroyable.» « Je reste persuadé qu’elle n’aurait pas été plus en danger dans le lycée qu’ailleurs, commente aujourd’hui Aymeric Meiss, directeur de cabinet de la rectrice de Grenoble. Mais comment être certain, dans un cas comme celui-là, qu’un fanatique de Lyon, de

Bordeaux ou d’ailleurs ne va pas l’attendre à la sortie? Nous avons compris et accompagné la demande de la famille d’un changement d’établissem­ent. » Dans les jours qui suivent, le lycée s’efforce d’identifier certains de ses élèves parmi les harceleurs. Sans succès. « On n’en a trouvé qu’un, qui ne faisait que commenter l’affaire », assure Marilyne Rochette.

« Provoc ». La suite, on en connaît la partie publique: devenue nationale, l’affaire agite les politiques et les plateaux de télévision. Quinze jours, trois semaines peutêtre. Dès la mi-février, l’affaire Griveaux prend le pas et, à Villefonta­ine aussi, le trou dans l’eau se referme. La « tendance », sur les réseaux et dans les préoccupat­ions des élèves, passe au confinemen­t, au coronaviru­s. Aujourd’hui, il n’est plus question que de Victorine. « On a un peu reparlé de Mila cet été quand elle a été agressée à Malte, mais, franchemen­t, on s’en fout. Elle a eu ce qu’elle méritait, c’est tout», assène un ancien camarade de classe. « Elle conti

nue à faire de la provoc, croit savoir une élève. Il n’y a pas longtemps, elle a liké les photos d’une copine à moi sur Instagram. » On peut imaginer pire, comme provocatio­n. Mais l’arrêt a été prononcé : Mila est priée de disparaîtr­e pour de bon. «C’est fini pour elle », tranche un élève.

Sur la passerelle, des terminales jouent les méchants garçons pour peu qu’on les lance sur le sujet : ils sont « concernés », disent-ils, parce que musulmans. « Moi, je la balance d’ici, dans les buissons. Pas par terre, il faut pas salir notre belle route.» « Mila, c’est une pute, c’est tout. » « Les gens qui ont souhaité sa mort, c’est des inconscien­ts et des énervés, tempère le plus grand de la bande. Dans notre religion, c’est pas possible de tuer quelqu’un. La prison, ç’aurait suffi… La vérité, c’est qu’on voulait la prendre, la mettre dans un coin et qu’elle fasse une vidéo d’excuses. C’est un peu oppressant, je vous mens pas, mais on l’aurait pas frappée. À la limite, elle se serait battue avec une fille… Il soupire, reprend. Des atrocités comme le meurtre de Victorine, ça tombe sur des gens qui embêtent personne, tu sais même pas qu’ils sont là, tu connais pas leur nom, ils passent comme si c’était de l’air. » Et puis cette question, que tous les enseignant­s ont entendue : « Mais vous êtes pour ou contre, vous ? »

À Villefonta­ine comme ailleurs, il faut être pour ou contre Mila. C’est-à-dire, selon le moment et l’interlocut­eur, pour ou contre le droit au blasphème, pour ou contre le respect des religions, pour ou contre les musulmans, pour ou contre l’extrême droite. « L’école, c’est la société », dit Maryline Rochette. On y trouve les mêmes tensions, les mêmes tirailleme­nts, «la même façon de débattre, ajoute un enseignant d’histoire-géo, à coups de positions très tranchées ». Il a fallu « accueillir », d’abord, la parole des élèves, explique-t-il. « Certains avaient besoin d’en parler, dans la semaine qui a suivi. Nous avons dû préciser ce que dit la loi, reprendre les propos de Mila et expliquer pourquoi ils n’étaient pas condamnabl­es. Ceci établi, il y a eu des débats sur le fond. Dans certaines classes, la discussion s’est portée sur le rétablisse­ment de l’interdicti­on du blasphème. » Il y a la loi, il y a la morale : c’est d’abord du « respect » dû à la religion dont parlent les adolescent­s. « Ils entraient dans mon bureau en me disant : “Ce n’est pas bien ce qu’elle a fait, hein, Madame ?” » raconte la CPE du lycée. « Ce qui est rassurant, ajoute l’enseignant, c’est que les terminales qui sortaient d’un trimestre complet sur la laïcité avaient un regard très différent : le débat est assez vite passé de la question religieuse à celle du harcèlemen­t. Certains étaient choqués que Mila soit déscolaris­ée. »

« L’école, c’est la société » : elle a les mêmes contradict­ions, peut-être la même résignatio­n. « J’ai entendu une phrase qui résume bien le truc : “La liberté d’expression des uns finit là où commence celle des autres” », dit ingénument un élève de terminale. « C’est comme ça, maintenant, sur les réseaux. On ne peut pas dire ce qu’on veut, surtout sur l’islam, commente une ancienne camarade. C’est sûr que c’est horrible, mais on ne peut pas changer les choses, c’est la société qui est comme ça, Mila ne pouvait pas ne pas savoir ce qui se passerait.» Devant le lycée, une grande fille aux cheveux bouclés se dit « choquée » que l’adolescent­e ait tenu ferme sa position à la télévision (« Elle a dit qu’elle regrettait rien, elle aurait au moins pu mentir ! »), mais choquée aussi qu’elle ait lissé son image pour l’émission : « La fille qui est passée à Quotidien n’est pas du tout celle qu’on connaissai­t, elle était genre “bonne fille”, à peine maquillée, le visage arrondi. » Élève en première, Macha*, elle, a supprimé presque tous ses comptes – « fatiguée » de l’hypocrisie générale et de la violence sur les réseaux.

Début octobre, une journée de réunion a été organisée en présence de l’inspectric­e d’académie, « référente laïcité ». Pour « prendre de la hauteur », explique celle-ci, « accompagne­r les projets, voir comment on peut tirer parti de tout cela dans un travail pédagogiqu­e ». Il sera question de l’« affaire » dans les futurs cours d’éducation morale et civique : Mila est devenue un cas d’école

Le prénom a été modifié.

« C’est sûr que c’est horrible, mais Mila ne pouvait pas ne pas savoir ce qui se passerait. » Une ancienne camarade

 ??  ?? Séisme. Mila était scolarisée en seconde au lycée Léonard-deVinci de Villefonta­ine, dans l’Isère, lorsque la proviseure a été alertée, le 19 janvier 2020, des menaces visant l’adolescent­e.
Séisme. Mila était scolarisée en seconde au lycée Léonard-deVinci de Villefonta­ine, dans l’Isère, lorsque la proviseure a été alertée, le 19 janvier 2020, des menaces visant l’adolescent­e.
 ??  ?? Tribunal. « C’est fini pour elle », assène un élève. À Léonardde-Vinci, si Mila a laissé des traces, certains l’ont gommée du paysage.
Tribunal. « C’est fini pour elle », assène un élève. À Léonardde-Vinci, si Mila a laissé des traces, certains l’ont gommée du paysage.
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Protection. Du jour au lendemain, Mila n’est plus retournée en cours.

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