Lilian Thuram-Pascal Bruckner : existe-t-il un « privilège blanc » ?
Lilian Thuram face à Pascal Bruckner. Le premier publie « La Pensée blanche » (Philippe Rey). Le second, « Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc » (Grasset). Pour débattre du racisme, nous avons réuni l’ancien footballeur et
Tous les deux pensent le racisme et le colonialisme depuis plusieurs années, mais chacun à sa manière. Le philosophe Pascal Bruckner – dans Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983) puis La Tyrannie de la pénitence (Grasset, 2006) et Un racisme imaginaire (Grasset, 2017) – dénonce la propension occidentale à la culpabilisation, alors que la condition des minorités n’a cessé de s’améliorer. Né en Guadeloupe, Lilian Thuram, footballeur professionnel de 1991 à 2008, a créé la Fondation Lilian Thuram-Éducation contre le racisme pour lutter contre un fléau qui est loin d’avoir disparu, selon lui, et auquel il a lui-même été en butte. À l’occasion de la parution de leurs derniers ouvrages – La Pensée blanche (Philippe Rey) pour Lilian Thuram et Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc (Grasset) pour Pascal Bruckner –, nous les avons invités à débattre. Résultat, un entretien enlevé mais cordial, qui résume parfaitement l’opposition entre deux visions du monde difficilement conciliables. ■
Le Point : Dans vos ouvrages, vous traitez tous deux du même thème, même si vos thèses sont contraires. Puisque vous avez chacun lu le livre de l’autre, qu’en avez-vous pensé ?
Pascal Bruckner : Si mon livre ne paraissait pas maintenant, je me serais servi de l’ouvrage de Lilian Thuram comme illustration de ma thèse, la culpabilisation de l’homme blanc tenu pour responsable des malheurs du monde. Thuram parle de « pensée blanche », ce qui n’est pas la même chose, mais la couleur est là, déterminante, comme à l’époque coloniale. S’il avait parlé de pensée occidentale, j’aurais été plus en accord avec lui ; mais je trouve contestable de déduire une pensée d’une couleur de peau. Il n’y a pas plus de « pensée noire » que de « pensée blanche », de même qu’il n’y avait pas jadis de « science bourgeoise » ou de « science prolétarienne ».
Lilian Thuram : Vous avez mal compris mon propos. Je ne dis pas qu’une pensée découle d’une couleur de peau, mais le contraire, qu’une pensée a construit des « races » et les a hiérarchisées. Si je peux vous poser la question, M. Bruckner, depuis combien de temps êtes-vous blanc ?
P. B. : J’ai beaucoup voyagé, j’ai donc très vite su que j’étais blanc. Et je vis avec une femme d’origine rwandaise.
L. T. : Pourtant, votre peau n’est pas blanche, vous n’êtes pas de la couleur du mur derrière vous…
P. B. : Le mur vient d’être repeint, je suis tanné par la vie. L. T. : Donc, cela veut dire qu’être blanc ou noir, c’est avant tout lié à une pensée, pas à une réalité !
P. B. : Si vous me permettez, ni vous ni moi ne sommes réductibles à notre couleur de peau. Nous ne sommes pas des échantillons mais des êtres humains à part entière. Je ne connais rien de tel qu’une « pensée blanche ».
L. T.: La pensée blanche est une construction politique. Elle nous contraint à nous catégoriser et à nous hiérarchiser. Être blanc serait mieux, serait la « norme ». C’est une pensée monde : aux Antilles, des enfants noirs le pensent aussi. Et partout dans le monde, des femmes et des hommes se blanchissent la peau pour se rapprocher de la « norme » ! Pourquoi qualifier cette pensée de blanche et pas de « pensée occidentale » ou encore de « pensée coloniale » ?
L. T. : Parce que l’esclavage et le colonialisme reposaient sur l’idéologie de la supériorité de la race blanche, qui devait soumettre et éduquer les races prétendues inférieures. Jusque dans les années 1950, en France, les enfants apprenaient encore cela !
P. B. : Quand les Espagnols sont arrivés en Amérique latine et ont commis les massacres que l’on sait, c’était au nom de la chrétienté. La race n’a pris de l’importance qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, notamment sous l’influence des savants allemands. Mais si vous me permettez, nous sommes sortis et de l’esclavage et de la colonisation. Et l’égalité de tous les êtres humains est le fondement de l’idéal républicain.
L. T. : Je n’attaque ni la République ni les Français dans leur ensemble, je mets en lumière l’incohérence entre les valeurs et la réalité. La colonisation a été le fait de décisions politiques et économiques d’une élite qui a construit les catégories que je dénonce. Mais il ne suffit pas de prétendre ne pas voir la couleur de la peau pour que cela soit vrai. Je suis devenu noir à l’âge de 9 ans : les enfants qui me traitaient de « sale noir » avaient intériorisé que leur couleur de peau les rendait supérieurs. Et si en France, la police contrôle davantage certaines personnes, n’est-ce pas en raison de leur couleur ?
« La pensée blanche est une construction politique. Elle nous contraint à nous catégoriser et à nous hiérarchiser. Être blanc serait mieux, serait la “norme”. » Lilian Thuram
P. B. : Il y a, par nature, une tension entre la réalité d’un pays et sa Constitution. Mais c’est au nom de l’idéal démocratique que nous avons pu nous élever contre l’apartheid, la présence coloniale en Afrique, en Orient et au ProcheOrient. Quand vous dites que certains sont plus contrôlés que d’autres, vous amalgamez deux phénomènes : le social et le racial. Les contrôles touchent surtout les personnes des banlieues. C’est un problème de relégation. À se focaliser sur la « race », on oublie d’autres hiérarchies : le pouvoir, la position professionnelle, l’aisance. Vous connaissez la phrase de Larry Holmes, champion du monde américain de boxe dans les années 1980 : « C’est dur d’être noir. Vous n’avez jamais été noir ? Je l’étais autrefois quand j’étais pauvre. » M. Thuram, qu’en pensez-vous ? L. T. : Moi qui ai connu une ascension sociale exceptionnelle, je peux vous assurer que cela ne change rien au fait d’être noir. Il y a encore deux semaines, un chauffeur de taxi a refusé de nous prendre, ma femme, mon fils et moi, le soir à minuit. C’est une réalité vécue. On ne peut pas parler de racisme sans parler de social, mais dire que ce n’est qu’un fait social est faux. Et d’une certaine façon, puisque la France a édité des manuels scolaires racistes jusque dans les années 1970, il est presque logique que ces préjugés existent encore.
P. B. : Qu’il y ait des préjugés racistes dans la population est exact, mais permettez-moi d’apporter à cela deux nuances. Le racisme est la chose du monde la mieux partagée. Il y a quatre ans, la communauté asiatique défilait dans Paris pour protester contre les attaques dont elle faisait l’objet de la part de jeunes des cités. Mais l’État, en France, est structurellement antiraciste, ce qui permet aux citoyens de porter plainte quand ils sont victimes de discriminations, et aussi de recevoir son soutien. Je crois savoir que votre association est subventionnée par les pouvoirs publics. Ensuite, il y a longtemps que ce que vous appelez la « pensée blanche » ne domine plus le monde ! Vous regardez le monde de 2020 avec les lunettes du siècle dernier. L’Europe n’est plus qu’une fraction de la planète. Deux grands blocs se sont constitués, l’Inde et la Chine, pour qui la « pensée blanche » est un vestige. Ils ont leurs propres valeurs, même si l’Inde est une démocratie héritée de l’Empire britannique. S’il revient aux historiens de faire le bilan de la colonisation, le colonialisme est devenu un crime au même titre que le totalitarisme. Et n’oublions pas que cette doctrine a toujours été en butte à une opposition interne, au sein même de notre nation. D’ailleurs, seuls huit pays du Vieux Monde ont été colonialistes. Le fantasme impérialiste est universel : on voit que M. Erdogan rêve de reconstituer l’Empire ottoman, tout comme la Chine, l’empire du Milieu. Le colonialisme et le racisme ne sont-ils pas en effet une constante malheureuse de l’humanité ?
L. T. : Les Occidentaux ont été les seuls à créer des catégories liées à la couleur de la peau. La hiérarchie raciale est une construction occidentale, intériorisée par tous les peuples du monde en raison des conquêtes coloniales. Je ne suis pas assez naïf pour oublier que, de tout temps, les peuples se sont fait la guerre et que l’esclavage a toujours existé. Même l’Europe l’a subi – les Vikings ont réduit en esclavage d’autres populations. Mais le Code noir, le Code de l’indigénat, la ségrégation et l’apartheid ont ceci de spécifique qu’ils ont légitimé la supériorité des Blancs. Nous vivons encore aujourd’hui l’héritage de ces choix politiques.
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« Il n’y a pas plus de “pensée noire” que de “pensée blanche”, de même qu’il n’y avait pas jadis de “science bourgeoise” ou de “science prolétarienne”. » Pascal Bruckner
P. B. : Dès le XIVe siècle, le grand historien tunisien ■
Ibn Khaldoun légitimait l’esclavage des Noirs par leur infériorité et la brutalité de leurs moeurs. C’est le premier texte ouvertement raciste dont on dispose qui a justifié les razzias arabes en Afrique. Je suis d’ailleurs étonné que vous ne parliez ni de l’esclavage interafricain ni de l’esclavage oriental, qui a commencé au VIIe siècle. L’Europe n’a pas inventé l’esclavage, elle a inventé l’abolition, et ce bien avant les États-Unis et l’Afrique.
L. T. : Mon livre n’est pas une encyclopédie sur l’esclavage. En quatre cents ans, la traite des Noirs par les Occidentaux a réduit la population africaine de 17 % à 7 % de la population mondiale. Quant à l’abolition, elle est due à la victoire des esclaves eux-mêmes. D’ailleurs, de quelle abolition parlez-vous ? Celle de 1794, celle de 1848 ou celle de 1946 ? Connaissez-vous la charte du Manden au Mali, qui dénonçait l’esclavage au
XIIIe siècle ? Pour nous en tenir au présent, ces préjugés racistes sont-ils si forts aujourd’hui ?
P. B. : M. Thuram estime qu’il y a un « privilège blanc ». Il dirait donc qu’un agriculteur qui gagne 1 000 euros par mois en travaillant quatre-vingts heures par semaine est privilégié parce que blanc par rapport à lui, une star internationale ? Un peu de décence ! Et si notre société est pleine de biais, comment comprendre que l’un des acteurs les plus populaires dans notre pays soit Omar Sy, et que les Français aient aussi plébiscité Yannick Noah ? C’est bien que la couleur de peau n’a pas l’importance que vous lui accordez. Vous faites partie des privilégiés, vous êtes une gloire nationale, M. Thuram, et vous l’avez bien mérité.
L. T. : Votre comparaison est douteuse. Ne serait-il pas plus juste de comparer des agriculteurs blancs et non blancs ? Vous dites : « C’est bien que la couleur de peau n’a pas l’importance que vous lui accordez. » Donc, selon vous, le racisme n’existe pas en France. Pour ne pas voir qu’il y a un « privilège blanc », il faut être blanc. Car le privilège, c’est de ne pas être discriminé selon la couleur de sa peau.
P. B. : La notion de « privilège blanc » vient des États-Unis. L’Amérique est malade de son racialisme puisqu’elle catégorise tous ses citoyens selon leur ethnie, leur origine et leur apparence. Dans la réalité, les discriminations sont multiples. Si elles n’étaient liées qu’à la couleur de la peau, alors l’histoire de l’Europe serait un conte de fées. L’obsession pigmentaire est un piège. Naître blanc serait l’équivalent du péché originel, comme si la planète était un paradis avant que la « pensée blanche » ne vienne le souiller.
L. T. : Dire que le « privilège blanc » vient des États-Unis, c’est ne pas prendre en compte les travaux d’intellectuels tels que Frantz Fanon : que faites-vous de son essai Peau noire, masques blancs, par exemple ? Encore une fois, à vous entendre, le racisme n’existe pas. Le croire est aussi l’un des « privilèges blancs ». La pensée blanche a une grande responsabilité dans les malheurs du monde. Mais je comprends bien que, pour vous, il soit difficile de l’admettre. N’est-ce pas un privilège de pouvoir dire « l’homme blanc » et donc d’essentialiser les Blancs, sans être traité de raciste anti-Blanc ? Pour ce qui est de l’obsession, on disait déjà la même chose de Martin Luther King et de Nelson Mandela. Je ne fais que dire que nous sommes le fruit d’une histoire et les prisonniers d’identités construites. Mon but est que nous en sortions. On peut acter que vous n’êtes pas d’accord. Mais vous êtes d’accord qu’il faut lutter contre le racisme. Comment ?
L. T. : Je ne pense pas que M. Bruckner lutte contre le racisme. Il défend ce qu’il appelle « l’homme blanc ». Il faut prendre conscience de la construction historique de cette hiérarchie. Après cela, il faut scruter ses propres biais. Françoise Héritier m’a dit une fois : « Tous les jours, je fais attention à ne pas avoir de préjugés racistes. » Enfin, il faut décentrer le regard : cesser de voir l’histoire et le monde uniquement depuis l’Occident. Comme je l’écris dans mon livre : « Indifférence et neutralité ne sont plus possibles. Ayons le courage d’ôter nos différents masques, de Noir, de Blanc, d’homme, de femme, de juif, de musulman, de chrétien, de bouddhiste, d’athée, de sans-papiers, de pauvre, de riche, de vieux, de jeune, d’homosexuel, d’hétérosexuel… pour défendre la seule identité qui compte : l’humaine. Le “Je”, c’est “Nous”. »
P. B. : La république universaliste, aveugle à la couleur de la peau, est le seul cadre efficace pour lutter contre le racisme. Lilian Thuram, je connais vos engagements, mais je persiste à penser qu’en qualifiant la pensée de « blanche », vous rendez difficile la possibilité de sortir des catégories raciales que vous dénoncez PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART
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La Pensée blanche, de Lilian Thuram (Philippe Rey, 320 p., 20 €).
Un coupable presque parfait. La construction du bouc émissaire blanc, de Pascal Bruckner (Grasset, 352 p., 20,90 €).
« Je ne pense pas que M. Bruckner lutte contre le racisme. Il défend ce qu’il appelle “l’homme blanc”. » Lilian Thuram
« La république universaliste est le seul cadre efficace pour lutter contre le racisme. » Pascal Bruckner