Prenons garde à la douceur des choses, par Sébastien Le Fol
Le coronavirus a brisé les ailes de nos libertés. Bien sûr, nous pouvons encore penser et nous exprimer. Mais, comme le note si bien Sylvain Tesson, « toutes nos libertés de détails qui font le charme de la vie, le bonheur des petites choses sont en train de se faire grignoter ». À l’entrée des restaurants et des bars, quand ils sont autorisés à ouvrir, on ne vous tend plus un cintre pour votre manteau, mais un « carnet de rappel » dans lequel vous êtes prié d’indiquer votre nom et votre téléphone. Ce cahier pourra être consulté par les fonctionnaires de l’agence régionale de santé ou de l’assurance-maladie. Amours et amitiés ne se dénouent plus dans des brasseries enfumées, comme dans les films de Sautet. Comment désormais parler des choses de la vie quand un espace libre d’au moins un mètre entre les chaises de tables différentes est exigé et que des écrans de protection séparent les clients ? Quels frémissements à l’adolescence sans boums ? Demandez à Sophie Marceau. Albert Quentin et Gabriel Fouquet, les personnages d’Un singe en hiver, n’évoqueront plus le Yangzi Jiang un calva à la main. Si Tigreville est classée en zone d’alerte maximale, où refera-t-on le monde ? Le domicile privé est lui aussi placé sous surveillance. À Genève et dans le Jura suisse, les fêtes privées doivent maintenant être déclarées. L’organisateur d’un dîner est prié de fournir aux autorités les coordonnées des invités et de préciser le genre de la soirée ainsi que les mesures de protection mises en place. Le Covid est en train de tuer notre art de vivre. « Je m’inquiète pour nous tous, mais plus pour notre esprit que pour nos corps », écrit le philosophe André Comte-Sponville. La peur et la suspicion règnent. Chaque jour, la confiance en autrui s’étiole davantage. Philippe Delerm célébrait, il y a un peu plus de vingt ans, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Le coronavirus rend nos vies minuscules, sans plaisirs. Prenons garde à la douceur des choses ■