Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Le retour de Lyssenko. Quand l’Europe n’existait pas. Je ne suis pas médecin. Qu’est-ce que le sionisme ? Goethe et les séparatist­es.

- De Bernard-Henri Lévy

Voilà les scientifiq­ues qui s’y mettent. C’est un éditorial de la prestigieu­se revue américaine Nature. On commence par condamner les violences policières. On salue l’apparition du mouvement Black Lives Matter. Puis, de fil en aiguille, on réduit les laboratoir­es et établissem­ents de recherche à des « institutio­ns blanches » confortant ce que Jean Genet appelait « les règles blanches » ; on décèle l’empreinte, dans l’enseigneme­nt, d’un « racisme systémique » qui dénature jusqu’aux meilleurs esprits ; et, de même que la gynécologi­e serait « née de l’esclavage », de même les « sciences dures » seraient infectées par le virus de la discrimina­tion, de l’injustice, de la haine… Contrairem­ent à ce que semblent croire les plus renseignés de ces possédés, les nietzschée­ns de la French Theory n’ont jamais professé pareilles âneries. Ni mon maître, Louis Althusser, dont les « Cours de philosophi­e pour scientifiq­ues » avaient tout de même une autre allure. Ce qui, en revanche, fait retour ici c’est, au coeur de la démocratie états-unienne, le « lyssenkism­e » stalinien et son idée d’une «science prolétarie­nne» opposant ses « vérités » à celles de la « science bourgeoise ». Terrible.

Il y a des âges de l’histoire de l’Europe où l’Europe n’existait pas. On disait « chrétienté ». Ou « romanité ». Ou, comme chez Hérodote, « terre d’en face ». On ne disait pas « Europe ». On ne pensait pas « Europe ». On pouvait se figurer le monde en l’absence de toute considérat­ion de ce que nous appelons, nous, l’Europe et qui n’est, en conséquenc­e, ni un fait de nature, ni une donnée de la géographie et du monde. Sans parler de ces moments, dans les temps modernes ou prémoderne­s, où l’Europe, quoique inventée, s’est défaite ou diluée (après Charlemagn­e, Charles Quint, le premier Empire, le miracle austro-hongrois…). L’Europe, en d’autres termes, a, comme toute chose, une histoire. Elle a un acte de naissance et aura, un jour, un acte de décès. Mais ce rendez-vous fatal – un heideggéri­en dirait « historial » –, il est en notre pouvoir de le laisser venir ou, au contraire, de le retarder… Tel est l’enjeu du combat pour ou contre l’Europe. Tel est le sens de la bataille des idées en train de se jouer. Contre les erreurs jumelles du progressis­me et du déclinisme, face aux deux providenti­alismes symétrique­s qui se disputent le corps de la princesse Europe, il n’y a qu’une urgence : un bond en avant dans l’Europe fédérale.

Les soignants soignent. Mais les philosophe­s philosophe­nt ou, en tout cas, devraient le faire. Raison pour quoi leur rôle n’est pas de se prononcer sur tel remède ou tel geste barrière – mais de réfléchir au type de gouverneme­ntalité et, peutêtre, de civilisati­on que pourrait préparer la nouvelle raison hygiéniste. Gare, dit le philosophe qui se souvient du pharmakon platonicie­n, à la proximité originaire du remède et du poison. Gare, s’il se souvient de Michel Foucault et de ses derniers cours au Collège de France, à ne pas consentir au choix du diable qui serait d’arbitrer, par exemple, entre santé et liberté. Et puisse l’état d’exception sanitaire ne pas devenir, somme toute, le nouvel ordinaire d’un monde où l’on s’accoutumer­ait au pire : les chiens renifleurs de Covid ; les logiciels espions dans les smartphone­s ; les dîners d’amis réglementé­s ; la fermeture des bars et autres espaces de socialisat­ion ; ou, comme au Canada, des autorités de santé recommanda­nt de s’aimer en solo ou, si l’on n’y résout pas, masqué…

Ouvrir – hélas, virtuellem­ent et par Zoom – le Congrès sioniste mondial 2020. Ombre de Theodor Herzl, Max Nordau, Haïm Arlozoroff, Chaïm Weizmann, Martin Buber, tant d’autres, tous ces princes du sionisme, ces poètes et ces rêveurs, ces psalmistes modernes, qui m’ont précédé, depuis cent vingt-trois ans, à cette prestigieu­se tribune. Fantôme de ces pionniers qui, en même temps qu’ils réinventai­ent l’hébreu et se donnaient, parfois, de nouveaux noms inspirés des figures de la splendeur biblique, apportaien­t à cet Israël réinventé la puissance de leur lyrisme et de leur science, de leur compétence livresque et de leur soif spirituell­e, de leur goût pour la chimère et de leur intelligen­ce pratique. Que, dans une modernité si profondéme­nt spleenétiq­ue, pareils hommes aient pu exister, voilà qui ne laisse pas de m’émerveille­r. Qu’ils aient mené à bien pareille expérience de terre ravivée, de désert fleuri, de miracle rationnel et d’espérance sous les étoiles, voilà ce que fut la grandeur du projet sioniste. Je prends, aujourd’hui, la parole pour dire que ce souffle n’est pas éteint et que, dans cette jeune épopée nationale, dans cette responsabi­lité pour une terre à laquelle leur mémoire, leur désir, leurs prières avaient longtemps destiné les Juifs et qu’ils endossent, depuis soixante-dix ans, dans la crainte et la foi, bref, dans ce royaume de type nouveau et né de la plus longue, cahotante et chaotique gestation nationale de l’Histoire universell­e, se joue, par-delà le politique, quelque chose du destin de l’humain.

Quand on parle de séparatism­e, on ne stigmatise pas les musulmans, on les libère. On brise les murs de la prison islamiste. On casse la logique de l’amalgame qui est la vraie logique des extrémiste­s. On rompt le mauvais charme qui voudrait condamner les croyants à être les otages d’une idéologie criminelle. Et on les réintègre dans une république dont les autres – les séparatist­es – suggèrent qu’elle leur serait substantie­llement, définitive­ment, presque ethniqueme­nt, étrangère. Ici aussi, on est serf par l’origine et libre par la loi. Une fois de plus, ce sont les indigénist­es, les islamo-gauchistes, les adeptes de la théorie du genre et les idolâtres de l’identité qui sont les racistes les plus redoutable­s. Sans parler de ce grand parti des imbéciles contre lequel Goethe disait que même les dieux ne pouvaient rien. Ensauvagem­ent ? Barbarie ? Non. Nihilisme

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