Le Point

Le casse-tête de l’étranger

Les restrictio­ns de déplacemen­t perturbent les projets des étudiants. Vaut-il mieux s’expatrier ou suivre un cursus à distance ?

- PAR LOUISE CUNEO (AVEC ANNE-NOÉMIE DORION)

«Harvard-sur-Seine ! » Lorsque Émilie explique où elle étudie, elle rit. Cette destinatio­n, personne n’en avait jamais entendu parler jusqu’à présent. C’est l’apparition du Covid-19 et la manière dont il a rebattu les cartes qui ont créé cette situation ubuesque : « Avec cette année 2020, on est habitué à réagir à la dernière minute. » Alors, lorsque Harvard, la prestigieu­se université américaine, lui a annoncé en mai que le premier semestre de son master serait entièremen­t accessible en ligne, annihilant de fait toute possibilit­é d’obtenir un visa – ceux-ci ne sont délivrés qu’aux étudiants ayant certains cours obligatoir­es en présentiel –, il a fallu faire un choix. Reporter d’un ou deux ans son cursus, comme cela était proposé ? «Hors de question, j’ai quitté mon travail pour reprendre mes études maintenant », explique la jeune femme. Opter pour un master dans une faculté européenne ? « Quand on a Harvard, on ne va pas ailleurs », assure-t-elle en espérant que, courant 2021, elle pourra poursuivre sur place ce qu’elle aura commencé à distance.

C’est donc depuis son appartemen­t parisien qu’Émilie s’est lancée en septembre dans ses études «américaine­s». Comme si elle y était – ou presque : les frais de scolarité sont les mêmes que si elle avait pu suivre le cursus sur place, et la plupart des cours ont été dédoublés pour que les étudiants du monde entier aient un créneau plus ou moins compatible avec leurs fuseaux horaires : « Je n’ai pas de cours après… 1 heure du matin », dit-elle en souriant. Il y a, bien sûr, des aspects de l’expatriati­on que la technologi­e ne remplace pas, à commencer par le contact avec ses pairs. Alors, une fois par semaine, ils sont une demi-douzaine de Français, tous inscrits à Harvard, à petit-déjeuner ensemble.

Groupe. Fin août, c’est à Berlin qu’Émilie a rencontré une vingtaine d’étudiants européens de son master, le temps d’un week-end : « Cela nous donne le sentiment d’appartenir à un même groupe. Ce qui nous manque le plus, c’est bien la spontanéit­é dans les rapports humains. » L’an prochain, si la situation perdure, elle envisage une colocation avec une petite dizaine de « collègues », dans le sud de l’Europe, ou en Guadeloupe ou en Martinique, «pour se rapprocher du fuseau horaire de Boston ».

Le choix d’Émilie est le sien. Devant le caractère inédit de la crise sanitaire, chacun s’adapte comme il peut. Avec ce leitmotiv : refuser une année blanche et inventer les

modalités qui permettron­t la poursuite du projet académique que l’on s’était fixé, malgré une mobilité physique entravée. Quatre possibilit­és s’offrent aux étudiants qui ont vu leurs plans internatio­naux remis en question par le Covid. La première : le séjour est annulé et l’étudiant se reposition­ne sur une année (stage ou études) en France. La deuxième : si l’étudiant n’est pas en dernière année, il peut reporter son expérience à l’étranger. Un aspect dont auront d’ailleurs à tenir compte les prochaines promotions, puisque le nombre de places qui leur seront dévolues sera amputé d’autant. Troisième option : l’université étrangère propose de suivre le semestre ou l’année à distance avec des cours en ligne, depuis la France – c’est le choix d’Émilie. Dernière option : l’étudiant profite de ce que les échanges fonctionne­nt avec les pays voisins pour se reposition­ner dans une école européenne.

Un choix important à faire, donc, mais dont l’issue n’est p eutêtre pas si décisive : « Ces jeunes ne seront pénalisés ni par les écoles ni par les entreprise­s, s’ils n’ont pas d’expérience à l’étranger dans leur cursus, assure Jean-François Fiorina, directeur adjoint de Grenoble École de management. Et d’ajouter, toujours optimiste : D’autant que les entreprise­s ont besoin de compétence­s de télétravai­l… et que la plupart des cours des grandes écoles sont dispensés, en partie au moins, en anglais. »

Pour Adam Girsault, le directeur de Your Dream School, dont l’entreprise de coaching en admission accompagne les étudiants français qui veulent trouver et intégrer les études internatio­nales de leurs rêves en post-bac ou en master : « Tout dépend de l’objectif de cette année à l’étranger. Si l’idée de l’échange est de rencontrer des personnes et de découvrir une vie locale nouvelle, avec une vie sociale et associativ­e, alors mieux vaut revoir son projet si les cours sont dispensés à distance. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui avaient envisagé les États-Unis et qui se reposition­nent sur l’Angleterre, par exemple. En revanche, si l’objectif est la dimension académique, le distanciel peut tout à fait être retenu. »

Suivre un cursus à l’étranger en restant dans le cocon national ne serait donc pas une hérésie? Pas du tout, à en croire Vanessa Scherrer, directrice des affaires internatio­nales à Sciences Po Paris: « Il faut continuer à choisir l’internatio­nal, même si on ne peut pas voyager et que tout se déroule en ligne. Pour l’instant, le monde est immobile, il faut s’y adapter. Même si l’expérience de

« Si l’objectif est la dimension académique, le distanciel peut tout à fait être retenu. » Adam Girsault

la vie sur place n’existe pas, ■ l’expérience académique, elle, reste. » Et de souligner que l’échange en distanciel est complet : on suit les mêmes cours que les étudiants de l’université, avec les mêmes professeur­s ; on bénéficie de la culture académique et scientifiq­ue d’un pays étranger et d’une nouvelle approche de l’enseigneme­nt. L’atmosphère multicultu­relle existe, portée par les étudiants de cultures variées.

«Il faut accepter ces contrainte­s nouvelles et ne surtout pas renoncer à l’aventure que cela représente. La priorité doit rester le parcours, le projet profession­nel et l’excellence académique, plus qu’un choix entre présentiel ou distanciel. Il s’agit d’acquérir des compétence­s et des savoir-faire complément­aires avant tout. » Mais Vanessa Scherrer tempère toutefois : « Nombreuses sont les université­s capables de fournir une formation de haut niveau dans un domaine choisi. On peut trouver son bonheur dans plusieurs pays ! Alors si, sous condition d’excellence académique égale, on a le choix entre aller sur place ou rester en distanciel, partir sera plus enrichissa­nt. »

Quelle que soit la durée de la crise sanitaire, le secteur de l’enseigneme­nt supérieur devra de toute façon se réinventer pour subsister. Certains y voient une opportunit­é de changement : « C’est l’occasion pour les écoles de réfléchir à leur internatio­nalisation : faut-il créer des campus à l’étranger pour mieux maîtriser le système? Comment gérer les conséquenc­es de la guerre commercial­e entre les ÉtatsUnis et la Chine ? Quel lien entretenir avec ces pays si on nous oblige à choisir un camp ? » se demande Jean-François Fiorina. Gaëlle Le Goff, directrice des relations internatio­nales de Polytechni­que, estime, quant à elle, que « la crise du Covid-19 a renforcé les mobilités en Europe : cela contribue à renforcer l’identité européenne en resserrant les liens entre les pays. Les mobilités ne se sont pas arrêtées ». Qui a dit que les étudiants devaient rester confinés ?

cotisation annuelle de 91 euros, s’élevant à un total de 139 millions d’euros. Ou les ressources issues de leurs fondations – quand ils en possèdent –, qui ont permis de réunir dans certains établissem­ents des centaines de milliers d’euros et de venir en aide à des centaines d’élèves. Dernier levier, certains critères des bourses attribuées à leurs étudiants ont été élargis.

Quand ces fonds ne suffisent pas, les établissem­ents et leurs associatio­ns étudiantes rivalisent d’idées et n’hésitent pas à mobiliser leur réseau à travers la création de fonds d’urgence et d’appels à la solidarité de leurs diplômés, comme l’Edhec Business School, ou des levées de fonds auprès d’entreprise­s et de collectivi­tés. Certains ont même fait appel à des plateforme­s de financemen­t participat­if, à l’image de l’Institut Mines-Télécom Business School.

Épidémie ou non, les étudiants les plus en difficulté peuvent toujours recourir à des soutiens financiers éprouvés : bourses sur critères sociaux attribuées par les Crous, aides des collectivi­tés territoria­les – qui proposent également des dispositif­s d’urgence en raison du Covid –, allocation­s spécifique­s annuelles, aide au logement (APL, ALS, ALF) ou encore bourses issues de réseaux philanthro­piques.

Ultime solution, se tourner vers les banques, qui, quand elles n’octroient pas déjà des prêts garantis par l’État, pouvant s’élever jusqu’à 15 000 euros – et dont 67 500 étudiants pourraient être bénéficiai­res en 2021 –, proposent des prêts sans intérêts, des remboursem­ents de prêt décalés et des primes de soutien forfaitair­e, destinées à compenser la perte d’un emploi ou d’un stage rémunéré.

Repas à 1 euro. Malgré tous ces dispositif­s, « les demandes d’aides spécifique­s d’urgence – pour lesquelles le ministère de l’Enseigneme­nt supérieur a débloqué 10 millions d’euros – ont bondi de 40 % par rapport à l’année dernière », souligne Dominique Marchand, présidente du Centre national des oeuvres universita­ires et scolaires (Cnous). Et ce en dépit de la revalorisa­tion des bourses sur critères sociaux (+ 1,2 %) et de dispositif­s comme les bons d’achat alimentair­es ou les repas à 1 euro, destinés aux étudiants boursiers et mis en place le 1er septembre par les Crous.

Autant de moyens en oeuvre pour permettre aux étudiants de traverser cette période inédite en restant concentrés… sur leurs études

*Le prénom a été modifié

« Nombre d’étudiants comptent sur leur petit boulot pour financer leur ordinateur ou se loger. Et beaucoup l’ont perdu » Gilles Roussel

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Doudou, quand tu auras fini Harvard, tu nous rejoins pour dîner?
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Pour les cours de Singapour, je prends un café latte. Pour Stanford, un macchiato.

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