Le Point

Peter Sloterdijk : « L’humour, ce vaccin civique »

Face au venin qui empoisonne notre communicat­ion démocratiq­ue, la République ne peut se contenter de répéter son catéchisme. Elle doit développer, pragmatiqu­ement, par l’humour, le système immunitair­e civique de sa jeunesse.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Le Point: Comment réagit l’auteur de «Réflexes primitifs» face à ce déchaîneme­nt de violence, en France, au XXIe siècle? Un professeur d’histoire de 47 ans décapité par un homme de 18 ans…

Peter Sloterdijk : Je me trouve comme tout le monde dans un état d’affliction que j’espère partagé à une très vaste échelle, mais hélas l’affliction ne mène pas à l’analyse… Je continue d’ailleurs à me révolter contre l’effet automatiqu­e qu’ont les médias dans cette guerre asymétriqu­e entre terrorisme et États : ils font toujours gagner l’agresseur. C’est le venin qui empoisonne notre système de communicat­ion démocratiq­ue. De la même façon, les philosophe­s, depuis la Seconde

Guerre mondiale, font comme si comprendre le cauchemar, se pencher au-dessus de l’abîme était la tâche principale de la pensée. Soyons plus pragmatiqu­es : un homme avec un couteau de boucher qui tue comme on le faisait au Moyen Âge ne peut pas provoquer un grand pays. Pourquoi l’a-t-on abattu? Ne pouvait-on pas vraiment faire autrement ? Il aurait fallu lui faire un procès. Le présenter au public. Les grands procès ont toujours été des grands moments de pédagogie républicai­ne. Oui, la pédagogie par le procès. C’est la seule façon d’en finir avec cette guerre asymétriqu­e entre la République et la oumma islamique, qui ne pourra jamais donner de résultats acceptable­s, comme toutes les guerres asymétriqu­es. Voyez le mot de Kissinger dès 1969 : « Quand la guérilla ne perd pas la guerre, elle la gagne, quand une armée régulière ne la gagne pas, elle la perd. »

Parce que, pour vous, la République a déjà perdu cette guerre?

Elle répète ses mantras, son catéchisme républicai­n, « laïcité », « liberté d’expression », « liberté d’éducation », elle active le symbolique au lieu d’activer son intelligen­ce contre un voeu religieux qui se situe à un tout autre niveau de puissance sur les individus. Cela me fait penser à ces voies sans issue empruntées par les professeur­s qui proposaien­t une minute de silence à leurs élèves pour saluer la mémoire des dessinateu­rs de Charlie Hebdo et se voyaient opposer un refus par ces élèves qui leur disaient que leur religion le leur interdisai­t. Pour eux, il s’agissait de la juste punition d’un blasphème.

« La République active le symbolique au lieu d’activer son intelligen­ce contre un voeu religieux qui se situe à un tout autre niveau de puissance sur les individus. »

Mais le «délit de blasphème» a été aboli en France par le Code pénal de 1791. Alors on leur dit quoi, à ces élèves?

On leur demande, comme l’avait fait le professeur de philosophi­e René Chiche, leur carte d’identité et on leur demande de prendre une décision d’appartenan­ce : être français, c’est activer sa faculté de juger, son esprit critique. Seule l’affirmatio­n de ce spinozisme de bon aloi et la joie de la compréhens­ion pourront accompagne­r le réveil des forces. Je ne crois pas aux mouvements de menton, aux discours de campagne contre « l’obscuranti­sme », l’ar

gument facile du « choc des civilisati­ons ». Le choc des civilisati­ons, c’est de l’archéologi­e : Voltaire, déjà, encouragea­it la tsarine Catherine à attaquer l’Empire musulman des Turcs au nom de la civilisati­on. Il lui donnait la bénédictio­n des Lumières. Et on en est où ? À la décapitati­on d’un professeur d’histoire, en 2020, en France, et à des menaces contre votre président, présenté par le tueur comme « dirigeants des infidèles »… La France est trop souvent aveugle quand elle est confrontée à des comporteme­nts qui se revendique­nt d’un impératif religieux. Or on ne plaisante pas avec le blasphème quand on a compris ce que cela représente de l’autre côté. Vous dites « terroriste », ils diront « martyr »…

«De l’autre côté», dites-vous. Mais c’est pourtant le même pays?

Certes. Le décapiteur de Conflans n’était pas français, mais il venait d’obtenir un titre de séjour de dix ans. Et ceux qui ont tué au Bataclan et à Charlie Hebdo, ou à Magnanvill­e chez le couple de policiers, avaient, eux, la nationalit­é française… Ils sont français, mais mettent avant tout en avant leur identité de musulmans parce qu’ils n’ont pas suffisamme­nt développé ce système immunitair­e symbolique qu’on appelle l’humour et qui permet de se défendre contre ce qu’ils vivent comme des « agressions ». Il faudrait leur tendre davantage la main pour leur proposer un traitement de vaccinatio­n civique…

Mais n’est-ce pas précisémen­t cette vaccinatio­n symbolique que propose ce cours de «liberté d’expression» qui est au programme de l’Éducation nationale? Et ce que proposait le professeur Samuel Paty, en montrant les caricature­s tout en proposant aux élèves qui pourraient être offensés de quitter la salle, et qui l’a payé de sa vie?

Oui, et c’est ce qui me touche beaucoup, comme la réaction sincère et unanime du corps enseignant en France. Car c’est le corps enseignant qui a symbolique­ment été touché. Au sens propre. Le corps de l’enseignant. Sa tête… Cette mobilisati­on montre que l’image du grand instituteu­r « nourrisson de la République », comme le concevait la IIIe République avec Péguy, l’homme des « hussards noirs », n’a pas démissionn­é. Et précisémen­t, ce qu’a fait le professeur en proposant aux élèves musulmans, s’ils le voulaient, de quitter la salle de classe correspond à la politesse que j’appelle de mes voeux à l’égard de ceux qui sont dans une zone de mentalité différente.

Notre conception de la laïcité manquerait de «politesse», avez-vous dit? Expliquez-nous!

La France aime se définir comme le « pays des Lumières ». C’est vrai, mais la France est aussi le pays de la révocation de l’édit de Nantes, qui a éliminé le protestant­isme en France. Or c’était un élément de modération. Les Lumières sont un ersatz de protestant­isme, mais avec une dose d’excès, presque trop religieux, sans le savoir. La laïcité à la française est trop directemen­t la fille de la Révolution et pas, comme en Allemagne, le résultat d’une paix des religions. Il faut davantage parler dans les classes des religions, mais aussi de l’humour sur les religions. Ériger en discipline « l’humour comparé » comme on fait de la « littératur­e comparée », montrer combien la caricature a été dure avec le catholicis­me, montrer aussi qu’avec l’islam l’humour est compliqué, pas parce que ce serait une religion à part, à prendre avec plus de pincettes que d’autres, mais parce qu’elle est tellement austère qu’il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent !

À vous entendre, il nous reste à trouver, dans ce domaine aussi, un vaccin! N’avez-vous pas peur pourtant que l’autocensur­e, en réaction à la peur, se développe? Ou «le droit de ne pas être offensé», comme aux États-Unis?

J’ai cru comprendre en effet qu’en ce moment chez vous, certains, même à gauche de l’échiquier politique, se disant philosophe­s, voulaient en finir avec « le paradigme du débat » et de la « discussion », et « reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public », mais je crois qu’en France la liberté d’expression n’est pas en danger. Par comparaiso­n avec ce qui se passe du côté des campus américains, où elle est vraiment en danger, la France reste le paradis de l’irrespect. Je crois même que la faculté de se moquer y est aussi bien enracinée que votre propension à donner des leçons ! D’ailleurs, ce ne sont pas ses élèves qui ont tué ce professeur. Non, ce ne sont pas ses disciples qui l’ont tué, mais un mécanisme médiatique impliquant les réseaux sociaux et des organisati­ons islamistes qui ont diffusé un message provocateu­r, et mensonger, en direction de ceux pour lesquels il n’y a pas d’innocents et pas d’autre justice que celle dont ils se prétendent investis

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Peter Sloterdijk Philosophe. Dernier ouvrage paru : « Réflexes primitifs. Considérat­ions psychopoli­tiques sur les inquiétude­s européenne­s » (Payot).

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