Peter Sloterdijk : « L’humour, ce vaccin civique »
Face au venin qui empoisonne notre communication démocratique, la République ne peut se contenter de répéter son catéchisme. Elle doit développer, pragmatiquement, par l’humour, le système immunitaire civique de sa jeunesse.
Le Point: Comment réagit l’auteur de «Réflexes primitifs» face à ce déchaînement de violence, en France, au XXIe siècle? Un professeur d’histoire de 47 ans décapité par un homme de 18 ans…
Peter Sloterdijk : Je me trouve comme tout le monde dans un état d’affliction que j’espère partagé à une très vaste échelle, mais hélas l’affliction ne mène pas à l’analyse… Je continue d’ailleurs à me révolter contre l’effet automatique qu’ont les médias dans cette guerre asymétrique entre terrorisme et États : ils font toujours gagner l’agresseur. C’est le venin qui empoisonne notre système de communication démocratique. De la même façon, les philosophes, depuis la Seconde
Guerre mondiale, font comme si comprendre le cauchemar, se pencher au-dessus de l’abîme était la tâche principale de la pensée. Soyons plus pragmatiques : un homme avec un couteau de boucher qui tue comme on le faisait au Moyen Âge ne peut pas provoquer un grand pays. Pourquoi l’a-t-on abattu? Ne pouvait-on pas vraiment faire autrement ? Il aurait fallu lui faire un procès. Le présenter au public. Les grands procès ont toujours été des grands moments de pédagogie républicaine. Oui, la pédagogie par le procès. C’est la seule façon d’en finir avec cette guerre asymétrique entre la République et la oumma islamique, qui ne pourra jamais donner de résultats acceptables, comme toutes les guerres asymétriques. Voyez le mot de Kissinger dès 1969 : « Quand la guérilla ne perd pas la guerre, elle la gagne, quand une armée régulière ne la gagne pas, elle la perd. »
Parce que, pour vous, la République a déjà perdu cette guerre?
Elle répète ses mantras, son catéchisme républicain, « laïcité », « liberté d’expression », « liberté d’éducation », elle active le symbolique au lieu d’activer son intelligence contre un voeu religieux qui se situe à un tout autre niveau de puissance sur les individus. Cela me fait penser à ces voies sans issue empruntées par les professeurs qui proposaient une minute de silence à leurs élèves pour saluer la mémoire des dessinateurs de Charlie Hebdo et se voyaient opposer un refus par ces élèves qui leur disaient que leur religion le leur interdisait. Pour eux, il s’agissait de la juste punition d’un blasphème.
« La République active le symbolique au lieu d’activer son intelligence contre un voeu religieux qui se situe à un tout autre niveau de puissance sur les individus. »
Mais le «délit de blasphème» a été aboli en France par le Code pénal de 1791. Alors on leur dit quoi, à ces élèves?
On leur demande, comme l’avait fait le professeur de philosophie René Chiche, leur carte d’identité et on leur demande de prendre une décision d’appartenance : être français, c’est activer sa faculté de juger, son esprit critique. Seule l’affirmation de ce spinozisme de bon aloi et la joie de la compréhension pourront accompagner le réveil des forces. Je ne crois pas aux mouvements de menton, aux discours de campagne contre « l’obscurantisme », l’ar
gument facile du « choc des civilisations ». Le choc des civilisations, c’est de l’archéologie : Voltaire, déjà, encourageait la tsarine Catherine à attaquer l’Empire musulman des Turcs au nom de la civilisation. Il lui donnait la bénédiction des Lumières. Et on en est où ? À la décapitation d’un professeur d’histoire, en 2020, en France, et à des menaces contre votre président, présenté par le tueur comme « dirigeants des infidèles »… La France est trop souvent aveugle quand elle est confrontée à des comportements qui se revendiquent d’un impératif religieux. Or on ne plaisante pas avec le blasphème quand on a compris ce que cela représente de l’autre côté. Vous dites « terroriste », ils diront « martyr »…
«De l’autre côté», dites-vous. Mais c’est pourtant le même pays?
Certes. Le décapiteur de Conflans n’était pas français, mais il venait d’obtenir un titre de séjour de dix ans. Et ceux qui ont tué au Bataclan et à Charlie Hebdo, ou à Magnanville chez le couple de policiers, avaient, eux, la nationalité française… Ils sont français, mais mettent avant tout en avant leur identité de musulmans parce qu’ils n’ont pas suffisamment développé ce système immunitaire symbolique qu’on appelle l’humour et qui permet de se défendre contre ce qu’ils vivent comme des « agressions ». Il faudrait leur tendre davantage la main pour leur proposer un traitement de vaccination civique…
Mais n’est-ce pas précisément cette vaccination symbolique que propose ce cours de «liberté d’expression» qui est au programme de l’Éducation nationale? Et ce que proposait le professeur Samuel Paty, en montrant les caricatures tout en proposant aux élèves qui pourraient être offensés de quitter la salle, et qui l’a payé de sa vie?
Oui, et c’est ce qui me touche beaucoup, comme la réaction sincère et unanime du corps enseignant en France. Car c’est le corps enseignant qui a symboliquement été touché. Au sens propre. Le corps de l’enseignant. Sa tête… Cette mobilisation montre que l’image du grand instituteur « nourrisson de la République », comme le concevait la IIIe République avec Péguy, l’homme des « hussards noirs », n’a pas démissionné. Et précisément, ce qu’a fait le professeur en proposant aux élèves musulmans, s’ils le voulaient, de quitter la salle de classe correspond à la politesse que j’appelle de mes voeux à l’égard de ceux qui sont dans une zone de mentalité différente.
Notre conception de la laïcité manquerait de «politesse», avez-vous dit? Expliquez-nous!
La France aime se définir comme le « pays des Lumières ». C’est vrai, mais la France est aussi le pays de la révocation de l’édit de Nantes, qui a éliminé le protestantisme en France. Or c’était un élément de modération. Les Lumières sont un ersatz de protestantisme, mais avec une dose d’excès, presque trop religieux, sans le savoir. La laïcité à la française est trop directement la fille de la Révolution et pas, comme en Allemagne, le résultat d’une paix des religions. Il faut davantage parler dans les classes des religions, mais aussi de l’humour sur les religions. Ériger en discipline « l’humour comparé » comme on fait de la « littérature comparée », montrer combien la caricature a été dure avec le catholicisme, montrer aussi qu’avec l’islam l’humour est compliqué, pas parce que ce serait une religion à part, à prendre avec plus de pincettes que d’autres, mais parce qu’elle est tellement austère qu’il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent !
À vous entendre, il nous reste à trouver, dans ce domaine aussi, un vaccin! N’avez-vous pas peur pourtant que l’autocensure, en réaction à la peur, se développe? Ou «le droit de ne pas être offensé», comme aux États-Unis?
J’ai cru comprendre en effet qu’en ce moment chez vous, certains, même à gauche de l’échiquier politique, se disant philosophes, voulaient en finir avec « le paradigme du débat » et de la « discussion », et « reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public », mais je crois qu’en France la liberté d’expression n’est pas en danger. Par comparaison avec ce qui se passe du côté des campus américains, où elle est vraiment en danger, la France reste le paradis de l’irrespect. Je crois même que la faculté de se moquer y est aussi bien enracinée que votre propension à donner des leçons ! D’ailleurs, ce ne sont pas ses élèves qui ont tué ce professeur. Non, ce ne sont pas ses disciples qui l’ont tué, mais un mécanisme médiatique impliquant les réseaux sociaux et des organisations islamistes qui ont diffusé un message provocateur, et mensonger, en direction de ceux pour lesquels il n’y a pas d’innocents et pas d’autre justice que celle dont ils se prétendent investis
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