Le Point

« Journal de guerre », et ce n’est que la moitié !

Ce premier tome nous révèle un Morand reporter, croquant le Tout-Vichy… Entre aveuglemen­t et indifféren­ce.

- PAR LAURENT THEIS

Le 19 juillet 1942, Paul Morand écrit : « Je me rends compte que les notes que je prends au jour le jour n’ont aucune valeur humaine, littéraire. Ni vues historique­s, ni portraits, ni atmosphère­s ou paysages. Faute de temps et par paresse, je donne ici le minimum. » Pour une fois, l’auteur de L’Homme pressé, paru un an plus tôt, se mésestime. Son Journal de guerre – le titre n’est pas de lui – dépasse ce que pouvaient en attendre les amateurs comme les profession­nels de l’histoire. Ce Journal, il y était depuis longtemps fait allusion, ici et là, avec des mines de conspirate­ur, à l’instar du fameux Journal de Marcel Déat, toujours inédit. Mais, jusqu’à présent, son existence restait à l’état de conjecture, personne n’y ayant eu accès. Sur Morand par lui-même pendant l’Occupation, il fallait s’en rapporter à quelques passages du Journal inutile, et à la Correspond­ance, en particulie­r avec Jacques

Chardonne, à distance calculée de l’événement. Aussi la publicatio­n du Journal de guerre, ici dans sa première moitié en raison de l’énormité du manuscrit, estelle capitale à double titre : la découverte d’un document de cette ampleur, par la qualité de son auteur et l’importance de son témoignage, est à peu près certaineme­nt la dernière du genre ; et aucun document de ce type, sur cette période, n’a paru sans avoir jamais été retouché ni même relu, ce qui confère à celui-ci une valeur unique.

Sans filtre. De son installati­on à Londres comme chef de la Mission économique française de guerre, en août 1939, jusqu’à son départ comme ambassadeu­r à Bucarest, exactement quatre ans plus tard, en passant par les quinze mois au cabinet de Pierre Laval, une relation d’avant-guerre, Paul Morand se fait diariste infatigabl­e. Moins directemen­t de lui-même que des choses et des personnes, innombrabl­es, auxquelles il a affaire. Sur sa personnali­té propre, les notes accumulées n’ajoutent guère à un portrait déjà bien complet. Sa vanité, ici fixée sur une promotion au grade de ministre plénipoten­tiaire de première classe, qu’il obtient, et sur une élection à l’Académie française, qui ne prospère pas, son inquiétude de la vie matérielle, son oscillatio­n face aux décisions à prendre, son entregent infatigabl­e, sa pratique sélective de l’amitié, son goût pour les fleurs, sa complicité inentamabl­e en dépit de tout avec son épouse Hélène, la «Dear Owl» omniprésen­te, son antisémiti­sme, tout cela était déjà bien connu. Même si, sous la police des manières et l’aisance de la plume, tant de vulgarité dans la pensée et de médiocrité dans le comporteme­nt, distillées sans filtre ni modération, surprend.

Beau monde. La révélation, ici, vient non pas de ce que Morand pense et éprouve, sur quoi au fond il ne s’exprime guère, mais de ce qu’il voit, entend et rapporte, sans distance ni prudence, dès lors surtout qu’il est chargé de mission auprès de Laval, poste exceptionn­el d’observatio­ns et de rencontres, d’autant qu’il n’y fait à peu près rien. Là, le reporter est inégalable. La descriptio­n de Londres les jours suivant la déclaratio­n de guerre, puis la venue de De Gaulle en juin 1940 sont des morceaux d’anthologie, l’arrivée de Laval à Vichy venant de Châteldon, en mai 1942, vaut un extraordin­aire instantané, et une journée de février 1943 à Coimbra restitue le meilleur de son coup d’oeil. Surtout, l’aliment principal des notations quotidienn­es est fourni par les dîners et les conversati­ons, où défilent le Tout-Vichy gouverneme­ntal et le Tout-Paris de la collaborat­ion, Français et Allemands mêlés, ainsi

que le milieu littéraire, pas si petit, qui s’accommode, ■ souvent bien, de la conjonctur­e ; et naturellem­ent le beau monde qui s’encanaille : quoi de plus chic et de plus farce que de déjeuner, en juillet 1942, dans une maison de passe parisienne avec le marquis Melchior de Polignac ? « Les dames parlent des officiers allemands, de leur gentilless­e, de leur propreté, de leur fidélité. » Et à Vichy, l’entretien, ahurissant, de Laval avec le comte de Paris en août 1942 – « C’est donc que vous n’écartez pas la possibilit­é d’être mon ministre ! » assène Henri d’Orléans au président du Conseil… Ou encore Morand recueillan­t, cinq semaines après la rafle du Vél’d’Hiv, les confidence­s amères de Darquier de Pellepoix, commissair­e général aux Questions juives : « Bousquet, qu’il déteste, ne le met même pas au courant des mesures qu’on prend contre les Juifs. » Morand s’applique à réconforte­r ce garçon « intelligen­t, courageux, de bon sens », bien qu’un peu vif, et qui se ronge au point qu’il lui fait l’effet d’« un entreprene­ur de dératisati­on qui a l’air d’avoir avalé ses produits ». La métaphore est d’autant plus savoureuse que, bien entendu, les rats sont ces juifs que Darquier traque de son obsession meurtrière. Or Morand et, a fortiori, le gouverneme­nt et la haute administra­tion connaissen­t le sort réservé aux juifs par les nazis et, c’est là un élément saisissant du Journal, ils le savent très tôt : 23 octobre 1942, s’agissant de la Pologne, « on dit couramment à Vichy qu’ils ont été gazés dans leurs baraquemen­ts ». L’antisémiti­sme qui, à Paris et à Vichy, sature les conversati­ons et intoxique les cerveaux des dirigeants, Morand y revient, flanqué d’Hélène, comme à une addiction, dépassant Laval, auquel, pour le reste, il colle étroitemen­t. Mais, quand il quitte la France pour la Roumanie, il sait que Vichy, il l’écrit, n’est plus qu’une fiction, qui désormais n’a plus rien de romanesque. Il lui reste à voir comment se tirer, et s’en tirer : « Que retrouvera­i-je de la France, de ma maison, des miens. Quand ? »

Diplomate aveuglé. Dans une substantie­lle présentati­on et une précieuse annotation, l’historienn­e, spécialist­e de l’Occupation, Bénédicte VergezChai­gnon expose l’apport considérab­le du Journal à la connaissan­ce et à l’appréciati­on de la période et de ses acteurs, et l’originalit­é de son éclairage. Le lecteur ordinaire, lui, suit pas à pas, avec une délectatio­n affligée, tant l’intérêt se maintient tout au long, la dégradatio­n quasi chimique d’un diplomate aveuglé, d’un écrivain fourvoyé et d’un homme indifféren­t

 ??  ?? L’homme pressé. Amateur de bolides, ici dans les années 1950, dans une Mercedes 300 SL.
L’homme pressé. Amateur de bolides, ici dans les années 1950, dans une Mercedes 300 SL.
 ??  ?? Déjeuner sur le sable. Accompagné de Jean Giroudoux et André Maurois (au centre), au Cap-Ferret, en 1934.
Déjeuner sur le sable. Accompagné de Jean Giroudoux et André Maurois (au centre), au Cap-Ferret, en 1934.
 ??  ?? « Journal de guerre I, Londres-Paris-Vichy 1939-1943 », Paul Morand. (Gallimard, 1 028 p, 27 €). En librairie le 5 novembre.
« Journal de guerre I, Londres-Paris-Vichy 1939-1943 », Paul Morand. (Gallimard, 1 028 p, 27 €). En librairie le 5 novembre.

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