Les héros remontent au front
Covid-19. Six mois après, la pandémie rebondit. La deuxième vague est même plus forte que la première dans certains départements. Les personnels sont lessivés et moins nombreux. Mais ils sont mieux organisés et ont appris de la maladie.
Soudain, Virginie éclate en sanglots. L’entretien avec cette jeune aide-soignante de l’unité Covid du service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Tenon (AP-HP) à Paris avait pourtant bien débuté, dans la petite salle de repos de l’étage. Huit ans de métier, réputée dynamique et sympathique, Virginie racontait sa passion, intacte, pour son travail et évoquait son retour dans le service après une semaine d’arrêt pour un mal de dos tenace, le prix à payer chez ces soignants habitués aux tâches physiques. Puis, brutalement, les larmes, lourdes, saccadées, inattendues dans un monde où l’on est plutôt habitué à masquer ses émotions sous couvert de plaisanteries entre collègues ou de petits mots gentils lancés aux patients. C’était il y a quatre semaines, avant les annonces d’Emmanuel Macron, puis celles de son Premier ministre, et le couvre-feu pour quarante-six millions d’habitants. Le Point a passé ce temps dans les hôpitaux, à Paris, Bordeaux, Tourcoing, Toulouse et SaintÉtienne pour assister à la préparation de ce nouveau combat.
Ce lundi grisâtre à l’hôpital Tenon, l’ambiance dans l’unité Covid du service des maladies infectieuses est à l’image de la météo, instable. Virginie, avant de craquer, l’a avoué : « Je ne me trouve pas en forme depuis la rentrée, j’ai pourtant pris trois semaines de vacances cet été. On est une bonne équipe, il y avait une si bonne ambiance avant. On s’est relâchés un peu, du coup on est en sous-effectif. » Virginie fait allusion aux comportements des personnels de soins cet été qui, comme ceux de beaucoup de vacanciers, ont permis au virus de reprendre le dessus. Ce jour-là dans le service, neuf des vingt-six membres de la grande équipe d’infirmières et d’aides-soignantes sont absents, dont cinq sont Covid+. Le décor non plus n’est pas très motivant. « Travailler dans des locaux comme ça, avec la peinture du plafond qui tombe sur les patients, c’est ennuyeux. Ça devait être refait cet été. Avec l’épidémie, ça a été repoussé. »
Céline, infirmière confirmée du service, nous a donné rendez-vous à sa pause. Demain, elle rejoint le service d’allergologiedermatologie. Avec le coronavirus,
« Lors de la première vague, un instinct guerrier s’est manifesté. Aujourd’hui, on sait ce qui va nous arriver. Et ça nous mine. » Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon, à Paris
impossible d’organiser un pot avec tous ses collègues. Un petit détail, mais à la fin, de quoi alourdir l’atmosphère. « C’est très difficile actuellement, car on a accumulé une charge de travail ininterrompue depuis la première vague. Je n’ai pris qu’une semaine de vacances en juin. Clairement, on n’est pas prêts. 80 % d’entre nous ont fait des heures supplémentaires. On est lessivés, mais on ne va pas laisser les autres dans la merde. Les héros sont toujours là, ils assurent bien leurs soins aux patients, mais ils sont fatigués, physiquement et mentalement. On a vu pas mal de patients se dégrader sous nos yeux, et on a peur de ne pas y arriver », lâche-t-elle.
Vol de gants. Ce matin, elle a poussé un petit coup de gueule auprès du chef de service, le professeur Gilles Pialoux. Depuis trois semaines, chaque matin, les infirmières et les aides-soignantes cherchent des gants. « Ce week-end, la cadre nous en avait mis à disposition six boîtes, reprend Céline. Au bout d’un jour, il n’en restait qu’une. Je crois qu’on nous en a volé. » Le patron confirme ces inquiétudes : « Il n’y a pas encore de tension excessive sur les lits liée à un afflux de malades Covid. Mais un de mes assistants était absent, infecté. De nombreuses infirmières sont en arrêt, pour la même raison, pour une maternité… Bref, au niveau du personnel, nous ne sommes pas prêts à faire face à une deuxième vague. Lors de la première, un instinct guerrier s’est manifesté. Aujourd’hui, il a disparu, on sait ce qui va nous arriver. Et ça nous mine. »
Changeons d’étage, allons prendre la température en pneumologie, service très impliqué dans la prise en charge des personnes infectées par le coronavirus. Son chef de service, le professeur Jacques Cadranel, a le cuir tanné par des années auprès des patients défavorisés des arrondissements du nord de Paris et du 93. « Octobre-novembre ne va pas être un copié-collé de mars-avril. Au printemps, tout le monde a pris de face cette nouvelle maladie. On a redécouvert qu’on était une communauté hospitalière qui doit être agile. Les moyens humains mis sur le Covid en mars ne le ■
■ seront pas cet automne. Sur les tests, c’est à pleurer. Nous ne pouvons toujours pas avoir rapidement de diagnostic de l’infection sur les malades et le personnel dans l’hôpital, on a pourtant une machine, mais elle ne sert pas. Les prélèvements sont faits ici, envoyés par coursier à Trousseau, où ils sont analysés. Les résultats nous reviennent deux à trois jours plus tard au minimum, au lieu d’une journée si c’était bien organisé. »
Unité vide. Le constat du professeur Cadranel est sombre. « Sincèrement, je ne peux pas dire à mes équipes qu’il y a des raisons d’espérer. Les personnels ont vécu des morts en nombre, l’impossibilité pour leurs familles de les voir avant leur décès, ils n’ont pas parlé, n’ont pas extériorisé leur détresse. Ils sont en tension, sur le fil du rasoir. Mais on ne fait pas soignant par hasard. Ils vont digérer ça et repartir parce qu’ils ont besoin de soulager les malades. »
Surprise, en sortant de cet entretien, on tombe sur une unité toute neuve de l’énorme service, chambres superbes mais fermées, vides de malades. Interloqué, nous retournons frapper au bureau du chef. « Pourquoi ? Pas de médecin pour l’ouvrir. Depuis six mois», nous répond-il. « On nous a promis un hôpital d’après super, c’est pire qu’avant », s’exclame le chef des urgences lors de la réunion de la cellule de crise de l’hôpital.
Ce moral catastrophique, la direction générale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris en a bien conscience. Il y a plus d’un mois, Martin Hirsch sonnait le tocsin en convoquant les médias à une visioconférence en urgence. La dernière avait eu lieu en avril, en pleine crise. Tous les indicateurs de l’épidémie avaient repris leur couleur rouge en Île-de-France, avec certes « une croissance plus lente, mais inexorable », selon le professeur Bruno Riou, directeur médical de crise de cette énorme institution. Le 22 octobre, 701 patients Covid étaient hospitalisés en soins critiques en Île-deFrance, contre 190 le 21 août ; en France entière, 2239 en réanimation contre 379. Face à cette marée, beaucoup de soignants sont ■
■ rincés, d’autres sont absents. « En juin, 22 membres de nos personnels étaient contaminés, le 20 septembre, 467 », précise le docteur Sandra Fournier, infectiologue et hygiéniste de l’AP-HP.
Il n’y a pas qu’en région parisienne que sonne l’alerte. Fin septembre, au centre hospitalier de Tourcoing dans le Nord, au service d’infectiologie, on regarde aussi le regain de l’épidémie avec crainte. «En mars, c’était la guerre, on était tous à bloc. Six mois plus tard, ce sont les mêmes qui sont au front, mais beaucoup plus fatigués », s’inquiète son chef, le professeur Éric Senneville. «Les troupes sont dans l’angoisse de revivre une vague. Nous travaillons en médecine infectieuse, ce n’est pas une spécialité où l’on voit normalement mourir dix personnes par semaine. Nous avons des thérapeutiques extrêmement efficaces et l’habitude de voir les gens guérir. » Si, cet été, ils n’ont eu aucun patient, ils voient d’un mauvais oeil les courbes remonter, lentement mais sûrement. « Paradoxalement, même si nous avons moins de patients Covid qui arrivent chaque jour, c’est beaucoup plus compliqué à gérer pour nous qu’en mars», s’inquiète Éric Senneville. Et pour cause : « Les lits sont déjà remplis avec d’autres patients non Covid. Il ne s’agit plus de substitution de lits, comme à la première vague avec un plan blanc activé, mais d’une addition. Le nombre de lits n’est pas extensible. Pour l’instant, on joue à Tetris. On bascule les malades du service de réanimation aux services de médecine conventionnelle, puis au service de soins de suite ou dans leur Ehpad, voire directement à domicile lorsque c’est possible, parfois un peu plus tôt qu’on ne le ferait d’ordinaire », renchérit le docteur Olivier Robineau du même service, qui passe ses journées l’oreille collée au téléphone à monter et descendre les escaliers de son bâtiment dans ses baskets, elles aussi un peu usées. Mais ce jeu de chaises musicales ne peut pas tenir longtemps. «C’est facile de dire qu’on va ouvrir une unité Covid, mais il faut du personnel pour la faire fonctionner. On entend dire qu’on avait des mois pour recruter. Et le personnel, on le trouve où ? On n’a pas de solution», s’agace le professeur Senneville. Une aide-soignante,c’estseizemoisdeformation, une infirmière trois ans, un médecin de huit à quinze ans. Dans leur hôpital, ils ont fait le calcul : au-delà de 20 lits, 23 lits grand maximum, il y aura possiblement une perte de chances pour les patients souffrant d’autres pathologies, comme lors de la première vague. « On a vu revenir, avec dix semaines de retard, les patients diabétiques qui ont des infections ostéo-articulaires ■
« En juin, 22 membres de nos personnels étaient contaminés, le 20 septembre, 467. » Sandra Fournier, infectiologue de l’AP-HP
■ chroniques, par exemple, dans des états catastrophiques. Parfois, les dégâts sont irrémédiables. On a dû beaucoup amputer. Il ne faut pas que cela se reproduise », espère le professeur Senneville.
En réanimation à la même période, l’ambiance est plus sereine. Les patients Covid occupent environ 20 % des 16 lits de réanimation ces dernières semaines, contre 22 au plus fort de la crise. Les troupes sont fatiguées, mais le moral est bon. Aucun d’entre eux n’a été touché par le Covid lors de la première vague, ils ont tous fait front ensemble et ne semblent pour l’heure pas si inquiets malgré les chiffres qui grimpent. Ambiance ch’ti oblige, tout le monde se tutoie, du junior au senior, les vannes et les rires fusent autant que les bips intempestifs des machines que personne ne semble plus entendre. « Aucun d’eux ne m’a jamais dit “j’ai peur, je n’y vais pas” », précise humblement le docteur Hugues Georges, chef de la «réa». « Cette période a vraiment été inouïe pour nous, soignants, reprend-il les yeux perdus dans le vide. Je n’oublierai pas avant des années les noms de la trentaine de patients qui ont été intubés ici. Des liens incroyables se sont créés entre les soignants et les malades. Quand ils allaient mieux, ils n’avaient pas de visites, ils n’avaient que nous, on n’avait jamais vu ça. »
Quatre semaines plus tard, le 22 octobre en plein couvre-feu dans l’agglomération de Lille, le service de réanimation du docteur Georges tient la barre, pas de panique à bord : «Nous avons augmenté notre capacité de lits de 16 à 22, 12 sont occupés par des patients Covid, et nous prévoyons d’en accueillir jusqu’à 16 la semaine prochaine. » Dans le bâtiment d’en face, les craintes de l’infectiologue Olivier Robineau se sont confirmées : « On craque ! Pour l’instant on a saupoudré les malades contaminés dans tous les services. On est déjà submergés avec 80 patients. Comment les écluser et libérer des lits ? Nous avons une explosion des arrêts de travail, et nous avons dû commencer à déprogrammer. Ce soir, des transferts de patients ont été décidés de Tourcoing et Roubaix vers Amiens et Montreuilsur-Mer. »
Dans la Loire, ce cap a été franchi depuis quinze jours. « Ce département est un peu le nouveau HautRhin », s’exclame-t-on à l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes, région où l’impact de la deuxième vague est plus fort que celui de la première. « Comme au printemps, nous sommes étroitement coordonnés avec les établissements de
la Loire et du nord de l’Ardèche », détaille Pascale Mocaer, directrice générale du CHU de Saint-Étienne. Public et privé collaborent : l’institut de cancérologie et l’hôpital privé de la Loire, les cliniques mutualiste et du Parc à Saint-Étienne, les centres hospitaliers de Firminy, Saint-Chamond, Annonay, Roanne, l’hôpital et la clinique de Montbrison épaulent le CHU. « Mais cette fois, reprend-elle, nous prenons aussi en charge les patients non Covid, polytraumatisés, cardiaques, cancéreux, greffés… Contraints, nous organisons la déprogrammation des soins non urgents le plus doucement possible. Aujourd’hui, sur tout ce territoire, plus de 500 malades infectés sont hospitalisés, contre 350 au plus fort de la première crise. Malgré des lits créés, 80% des capacités de soins critiques sont déjà occupées. Nous avons même transféré des malades réanimés à Clermont-Ferrand. » Dans ce nouvel épicentre de l’épidémie, l’appréhension est grande : tous savent qu’ils ne pourront pas compter sur l’aide des autres. Comme partout en France, ils devront s’organiser avec leurs propres ressources. Or l’absentéisme au CHU, quelle qu’en soit la raison, est plus important qu’à la même période en 2019, le nombre de personnels contaminés depuis septembre est plus élevé que lors de la première vague : environ 250 personnes contre une centaine.
Pour retrouver un peu d’optimisme, il faut mettre le cap à l’ouest. Direction le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux. À deux heures en TGV d’une capitale plombée par le virus, la situation s’améliore. Le 21 octobre, le docteur Alexandre Gros, réanimateur, le confirme : « Dans notre service, nous gérons, des patients sortent, d’autres rentrent. » Une semaine plus tôt, lors de notre venue, les courbes d’hospitalisations et de réanimations du CHU étaient orientées à la baisse. Ce jour-là, réunis en cellule de crise, tous les services concernés par le Covid-19 partagent leurs dernières informations. En préambule, Yann Bubien, le directeur général du CHU, tient tout de même à préciser qu’« il est encore trop tôt pour parler d’embellie, car la situation reste très évolutive». N’empêche qu’autour de la table l’ambiance est plutôt apaisée. Dans les rangs du personnel, « le nombre de nouveaux cas se stabilise autour de 5 à 6 par jour, contre 15 ou 20 en septembre et le taux d’absentéisme plafonne à 7% en ce moment». Au Samu ? « Les appels en lien avec le Covid sont devenus un bruit de fond tout à fait gérable. » Aux urgences ? ■
« On entend dire qu’on avait des mois pour recruter. Et le personnel, on le trouve où ? On n’a pas de solution »
Éric Senneville, chef d’infectiologie de l’hôpital de Tourcoing
■ « Avec 3 à 4 patients par jour, le flux est continu mais sans embouteillage. » En infectiologie ? « C’est calme. » En réanimation ? « L’activité est soutenue sans problème de matériel. » En anesthésie ? « Pas de déprogrammation et une activité classique. »
Cette salve de bonnes nouvelles, « c’est un peu le miracle bordelais », s’amuse un médecin, après la claque reçue en septembre. Les vacances d’été s’achevaient à peine quand la métropole girondine a basculé en zone d’alerte renforcée. Mi-septembre, la ville devient avec Marseille et la Guadeloupe l’un des trois points rouge écarlate sur une carte de France encore bien pâle. « Je compare cela à une bonne petite gifle parce que le réveil a été brutal et que l’on ne s’y attendait pas si tôt », relate le professeur Didier Gruson, chef du service de médecine intensive et réanimation de l’hôpital Pellegrin au CHU de Bordeaux, où l’ampleur de la première vague a été limitée. En Gironde, le nombre de patients hospitalisés pour Covid-19 double en dix jours, passant de 85 patients le 31 août à 147 le 8 septembre. La pression monte, puis redescend. « Si nous restons sur un plateau comme en ce moment, nous pourrons gérer le Covid tranquillement, comme un virus respiratoire saisonnier de plus, estime Didier Gruson. S’il faut recevoir des patients d’autres régions, nous le ferons. En avril, dix transferts ont été organisés depuis l’Île-de-France. »
« Rodés ». Depuis le printemps, les médecins ont beaucoup appris. « Il n’y a plus du tout la même appréhension, nous sommes rodés. Les formes graves de Covid-19 sont mieux prises en charge, avec une prescription d’anticoagulants, l’inclusion de la dexaméthasone [un corticoïde, NDLR] et une intubation moins systématique », souligne le docteur Gros. Et sa consoeur de l’hôpital Tenon à Paris, la professeure Muriel Fartoukh, ajoute même : « Nous avons aujourd’hui tout le matériel nécessaire en protections, respirateurs, pousse-seringues… pour ouvrir 15 à 20 lits supplémentaires de réanimation dans mon hôpital. Autre avancée, nous connaissons mieux les périodes à risques, comme les vacances de la Toussaint, et nous sommes ■
■ capables d’anticiper. » La prise en charge a évolué, mais pas le profil des malades : « C’est la copie conforme du mois d’avril, explique le professeur Gruson. Soit plutôt des hommes, jeunes et en surpoids, ou âgés de plus de 70 ans, souvent avec des comorbidités. »
Son service s’est réorganisé après la première crise. Les zones réservées aux patients Covid ont disparu. « Nous avons beaucoup travaillé sur les mesures de protection individuelles et ils sont maintenant répartis dans des chambres de 3 à 5 boxes avec d’autres patients », explique Sandrine Halluin, cadre de santé. Ce qui peut avoir l’air d’un détail n’en est pas un du tout pour les équipes. « Nous sommes sur des rotations de douze heures et les patients Covid nécessitent souvent beaucoup plus de soins et de gestes techniques que les autres. Cette organisation mixte permet de mieux répartir la charge. J’espère que ça limitera l’épuisement car il faut tenir sur la longueur. »
Les choses sont également bien claires pour le professeur Grégoire Robert, chef du service d’urologie : « Nous avons surréagi lors de la première vague en arrêtant tout l’hôpital, y compris les transplantations. Tout ça pour rien ou presque à Bordeaux. En septembre, mes collègues infectiologues, pneumologues, réanimateurs ont fait du catastrophisme et ont commencé à parler de déprogrammations. Nous ne voulons pas cette fois que l’activité réglée soit chamboulée. Nous n’avons toujours pas rattrapé les trois mois de retard pris au printemps pour les malades non Covid. En transplantation rénale, d’habitude, nous faisons 200 greffes par an. On en est aujourd’hui à 90, d’ici la fin de l’année on sera à 120-130. On est déjà contraints en temps normal par le manque d’anesthésistes. Il faut cette fois-ci qu’ils restent à leur poste de travail. »
Pourquoi la situation s’est-elle apaisée à Bordeaux? « Il n’y a pas une seule explication précise, des décisions ont été prises à temps et les conditions nous sont sans doute favorables », énonce posément Denis Malvy, chef du service des maladies infectieuses au CHU et membre du conseil scientifique national. « Plus les mesures sont décidées précocement, moins elles sont contraignantes. Notre challenge, c’est de passer le cap des vacances de la Toussaint. Nous savons que le virus peut nous faire tourner en bourrique, mais je suis plein d’espoir. »
Au service de pneumologie de l’hôpital Larrey du CHU de Toulouse, l’ambiance est passée en quelques semaines de l’optimisme à la crispation. 126 personnes sont hospitalisées pour cause de Covid dans l’hôpital, dont 23 en réanimation, ce 22 octobre. « On se croyait sur un plateau et puis on a vu la vague commencer à monter », explique la docteure Élise Noël-Savina, responsable des soins intensifs, dans le petit bureau où nous reçoit le chef du service, le professeur Alain Didier. « Les soignants sont comme les Français, ils en ont marre de se dire qu’ils vont devoir vivre avec ce virus pendant longtemps, que les activités de soins qu’ils menaient avant vont entièrement dépendre de sa virulence. Ça les démoralise», poursuit-elle. Comme au printemps, « il y a beaucoup de victimes du Covid dans les populations précaires. »
Précarité. Si l’épidémie, socialement, n’épargne personne, elle touche en effet plus durement les plus vulnérables. « Il y a des personnes qui habitent dans des campements, des gens du voyage ou des réfugiés, des sans-papiers qui travaillent au noir dans le bâtiment et qui ne peuvent pas s’arrêter», explique le professeur Didier. Un portrait qui coïncide avec l’enquête «Épidémiologie et conditions de vie» (EpiCoV) menée par l’Inserm avec le concours de la Drees, de l’Insee et de Santé publique France, et qui insiste sur l’habitat et la densité des quartiers les plus populaires : « Les personnes habitant un logement exigu ou surpeuplé (moins de 18 m2 par personne pour celles qui partagent un logement) sont 2,5 fois plus nombreuses à avoir été positives au Covid-19. Celles habitant une commune très densément peuplée (au moins 1 500 habitants par km2 avec un minimum de 50 000 habitants) sont deux fois plus nombreuses à être infectées. »
Pour les soignants, plus d’échappatoire : il faut livrer bataille. Mais si, malgré le couvre-feu, l’épidémie continue de progresser, les hôpitaux français n’auront pas, tous et partout, assez de personnel pour prendre en charge tous les malades Covid et les autres. Le spectre du reconfinement n’a jamais été aussi présent ■
« Nous n’avons toujours pas rattrapé les trois mois de retard pris au printemps pour les malades non Covid. » Grégoire Robert, chef du service d’urologie à l’hôpital Pellegrin, à Bordeaux