Le Point

Islamisme à l’école, histoire d’un déni

Lâchetés. Peur, complaisan­ce, autocensur­e… L’attentat de Conflans met à jour un corps enseignant empêtré dans ses contradict­ions et de plus en plus victime de son idéologie.

- PAR NADJET CHERIGUI ET CLÉMENT PÉTREAULT

C’est une petite phrase qui ne passe pas. «Ce qu’on appelle “l’islamo-gauchisme” fait des ravages », a déclaré le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, jeudi 22 octobre. Il n’en fallait pas tant pour susciter l’émoi à gauche, où personne ne se revendique “islamo-gauchiste”, mais beaucoup se sentent visés par les propos du ministre. À juste titre. Avec une rare unanimité, syndicats et responsabl­es politiques se sont offusqués des termes du débat. « Un jour les musulmans, le lendemain les juifs. Un jour les Insoumis, le lendemain tous les autres partis à tour de rôle. L’offensive idéologiqu­e brune a toujours procédé de même sous toutes les latitudes », a réagi Jean-Luc Mélenchon sur son blog. Les syndicats enseignant­s sont montés au créneau : « En utilisant le terme “islamo-gauchiste”, le ministre de l’Éducation nationale légitime un vocabulair­e issu de l’extrême droite », a dénoncé le syndicat FSU 93. « Nous souhaitons que cet assassinat atroce ne soit pas l’occasion pour le pouvoir ou les forces réactionna­ires de semer le poison de la division et du racisme», a expliqué l’organisati­on anarcho-syndicalis­te CNT-SO. « S’il faut trouver des “complicité­s intellectu­elles” avec les thèses d’extrême droite, c’est dans les propos du ministre qu’il faut les chercher », ont avancé les syndicalis­tes de SUD Éducation. À croire que les mots blessent davantage que les actes terroriste­s. Si le terme «islamo-gauchiste» est devenu une insulte politique, il désigne aussi des ambiguïtés dont certains politiques ont bien du mal à se départir. Car le rapprochem­ent intellectu­el entre une gauche issue des mouvements altermondi­alistes et les défenseurs d’un islam politique déguisé en antiracism­e est une réalité. Toute une partie de la gauche libertaire s’est ralliée à l’idée d’un rapprochem­ent avec des représenta­nts de la religion musulmane, sans s’offusquer que ceux qui leur proposaien­t une alliance n’étaient pas les plus progressis­tes, loin de là.

Cette connivence idéologiqu­e portée par des syndicalis­tes est insupporta­ble pour Christophe*. Affecté dans un établissem­ent difficile des Hauts-de-Seine en 2015, ce professeur de sciences a appris à peser chacun des termes et des sujets abordés dans la salle des profs, qu’il juge tenue par les syndicats d’extrême gauche et en particulie­r SUD Éducation. Son travail, plus qu’un métier, est pour lui une mission. Christophe a fait le choix d’exercer dans les quartiers défavorisé­s de la banlieue et accepte comme une règle du jeu imposée de composer avec les difficulté­s posées par certains élèves. En revanche, il ne supporte pas les discours tenus en salle des profs, « complaisan­ts visà-vis des comporteme­nts et revendicat­ions communauta­ristes ». Dans le viseur de l’enseignant, pourtant syndiqué… les syndicats. Il dit avoir commencé à prendre la mesure du problème au lendemain des attentats de 2015 à Paris quand, en salle des profs, beaucoup de ses collègues excusaient les terroriste­s au motif que la société génère ce genre de violence à force de discrimina­tion. « Ils sont encore aujourd’hui dans le même déni, soupire Christophe.Au lendemain de l’attentat de Conflans, l’un de ces syndicalis­tes, professeur de philo très porté sur les thèses intersecti­onnelles, évoquait dans une boucle WhatsApp un simple “fait divers”. Il disait ne pas comprendre tout le “tintamarre” autour de cette “affaire”. Suivi par de nombreux collègues, il leur offre une occasion de se cacher derrière des thèses condescend­antes pour ne pas être traités de racistes ou d’islamophob­es. Une heure après l’attentat, sa seule préoccupat­ion était d’appeler à la solidarité envers les migrants et leur trouver des solutions d’hébergemen­t. »

Divorce. Dans ce lycée, certains élèves se revendique­nt salafistes, d’autres sont déjà passés par la case prison ou suivis par les services de renseignem­ent. « L’intégrisme religieux est un problème quotidien en classe. Certains de mes collègues sont parfois menacés par leurs propres élèves lorsqu’ils abordent des sujets qui heurtent leurs croyances. Mais pour ces idéologues fascinés par l’excuse, il n’y a pas de sujet. L’islamisme ne rentre pas dans la grille de lecture de leurs indignatio­ns légitimes.» Entre hussards noirs et islamo-gauchistes, le divorce semble consommé.

« La proclamati­on de la liberté d’expression, cette défense du droit à la caricature, de ses excès ironiques ou moqueurs, qui accompagne la solidarité avec Charlie Hebdo, n’implique pas que notre vie publique doive s’abaisser et s’égarer dans la détestatio­n d’une partie de notre peuple en raison de son origine, de sa culture ou de sa religion. La haine ne saurait avoir l’excuse de l’humour. »

Edwy Plenel, « Lettre à la France », 20 janvier 2015

Ce rapprochem­ent entre la ■ gauche révolution­naire et les mouvements islamistes a été théorisé dans Le Prophète et le Prolétaria­t, un texte rédigé en 1994 par Chris Harman, alors leader d’un groupuscul­e trotskiste anglais. « Sur certaines questions, nous serons du même côté que les islamistes, contre l’impérialis­me et contre l’État. (…) Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : “avec les islamistes parfois, avec l’État jamais”. » Voilà qui a le mérite d’être dit… Et appliqué! La défiance permanente à l’égard de l’État reste au coeur de la matricedep­lusieursmo­uvementssy­ndicaux.

Malika* est principale de collège dans une ville de province, où elle rencontre les mêmes difficulté­s que ses collègues affectés en banlieue. De confession musulmane et profondéme­nt attachée aux valeurs laïques de l’école, elle doit aussi contrer les attaques menées de l’intérieur, en particulie­r par certains syndicats d’extrême gauche, qu’elle qualifie carrément d’« ennemis de l’exigence républicai­ne ». Dans son établissem­ent, elle a tenu à accrocher deux drapeaux tricolores sur le fronton du bâtiment et dans la cour de récréation. Un geste très mal accueilli par la majeure partie de l’équipe enseignant­e. «Le problème de ces professeur­s, confie la principale, c’est leur idéologie, celle de la déconstruc­tion post-68. Cette génération de profs a fait ses classes dans une école déjà défaillant­e. On leur a mis dans le crâne une détestatio­n de la France et de

l’État, avec un apprentiss­age de l’Histoire systématiq­uement à charge. Ils n’apprennent plus La Marseillai­se, ni même ce qui nous rassemble, c’est-à-dire la République, ses principes et ses valeurs. » La cheffe d’établissem­ent, qui veut encore croire au rôle émancipate­ur et d’ascenseur social de l’école publique, fustige la « lâcheté » d’une partie des enseignant­s face à l’« activisme redoutable » des militants les plus idéologisé­s. « Ils s’opposent par principe à l’État, ils ne veulent pas du drapeau, préfèrent le misérabili­sme à l’exigence républicai­ne et finalement stigmatise­nt ces enfants de la République en leur collant l’étiquette de victimes permanente­s. Ils les assignent à leur communauté comme s’ils refusaient de les voir s’affranchir de leur statut d’opprimés… C’est terrible de voir les ravages que peut engendrer cette idéologie. »

« Ce livre est capable de combler la partie de l’opinion et des médias qui voient dans tout voile d’une musulmane une offense aux valeurs de la République. »

Le Monde, à propos de « Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école », de Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale

Si les représenta­nts syndicaux du ■ corps enseignant condamnent unanimemen­t les propos d’un ministre qui ne les ménage pas, beaucoup de profs s’interrogen­t au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty. Bien sûr, il y a l’indépassab­le question des moyens alloués par l’État pour leur permettre de mener à bien leur mission, mais s’en tenir à ce seul paramètre ne suffit pas à justifier leur agacement. Il y a aussi les hésitation­s et les renoncemen­ts de leur hiérarchie directe, les ambiguïtés politiques de leurs syndicats face aux questions de séparatism­e ou encore, leurs propres renoncemen­ts face à la contestati­on croissante du caractère laïque de l’enseigneme­nt public. «L’heure du règlement de comptes a sonné sur le cadavre d’un enseignant qui fait partie de la famille, explique le politologu­e Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (Seuil). Les attentats contre les policiers de Magnanvill­e et l’assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray parlaient surtout à la droite. La décapitati­on de Samuel Paty atteint le corps enseignant. On touche le coeur de la gauche », analyse-t-il.

Si les enseignant­s ont longtemps voté pour les candidats socialiste­s lors des présidenti­elles, ils ont boudé le PS en 2017 pour se tourner vers l’extrême gauche (qui a obtenu 26 %, contre 20 % auprès de l’ensemble des Français) et le candidat alors considéré comme centre gauche Emmanuel Macron (38 % au premier tour, contre 23 % pour l’ensemble des Français). Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale,

a alerté sa hiérarchie, puis le grand public avec Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école (Hermann), un ouvrage qualifié par Le Monde comme étant capable de combler « la partie de l’opinion et des médias qui voient dans tout voile d’une musulmane une offense aux valeurs de la République ». Pour l’ancien fonctionna­ire, il existe un substrat culturel et politique traditionn­ellement favorable à la gauche dans le corps enseignant, qui rend impossible de combattre ou même d’évoquer la place occupée par l’islamisme à l’école, « un syndrome de Stockholm à grande échelle », avance-t-il. Pour maquiller leur déni, « certains développen­t une idéologie multicultu­raliste, victimaire ou identitair­e ».

Esprit républicai­n. Mais où sont passés les hussards noirs de la République ? Pour Bernard Ravet, auteur de Principal de collège ou imam de la République ? (Kero), «les hussards noirs étaient des enfants qui avaient réussi grâce à la République. J’ai beaucoup cru aux jeunes issus de l’immigratio­n qui avaient réussi à leur tour grâce aux mêmes valeurs, mais ils ont énormément de mal à s’imposer en exemple, car ils sont rejetés par les élèves ». Marie-Claude* pourrait faire partie de ces hussards noirs. Elle essaie chaque jour de faire vivre l’esprit républicai­n d’une école publique qu’elle sert depuis plus de trente ans. Cette professeur­e de sport affectée dans un établissem­ent des quartiers nord de Marseille se surprend dorénavant à compter les années avant le départ à la retraite. Pour « tenir moralement », elle confie aussi éviter

la salle des profs et «l’atmosphère islamo-gauchisant­e » qui y règne. « Je suis pourtant issue d’une famille d’enseignant­s, j’aime mes élèves, j’aime ce métier et j’ai la laïcité chevillée au corps. Mais je ne supporte plus l’hypocrisie entretenue dans notre milieu où l’on doit faire semblant de ne pas voir le problème religieux ou les filles voilées au sein de l’établissem­ent. » Ce phénomène l’a révoltée, au point de lancer une pétition pour dénoncer cette entorse admise à la laïcité, notamment de la part des candidates libres lors des épreuves du bac. Marie-Claude raconte la violente riposte d’une poignée de syndicalis­tes : « Des membres de SUD Éducation et même du Snes me sont tombés dessus en me taxant de raciste. » Un épisode difficile pour l’enseignant­e, qui se désole d’une telle solitude dans ce combat : « Seule la complaisan­ce est une attitude politique admise », balaie-t-elle.

Les valeurs de l’école laïque et républicai­ne font, on le sait, l’objet de contestati­ons dans les salles de classe, mais aussi dans les salles des profs. Et pas forcément de la part d’enseignant­s acquis aux thèses de l’islam politique (voir encadré p. 36). C’est le constat dressé par Anne-Sophie Nogaret, auteure de Du mammouth au Titanic : la déséducati­on nationale (L’Artilleur), qui a enseigné la philosophi­e en région parisienne et à Rouen. « Après chaque attentat, on entend toujours les mêmes gauchistes expliquer que le problème se posera surtout pour les musulmans, qu’il faudra s’occuper d’eux en lançant, au passage, de fausses rumeurs de chasses aux musulmans. En face, les islamistes ont bien compris

« L’insulte à la religion, c’est une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace de mort. »

Nicole Belloubet, sur Europe 1 le 30 janvier 2020 à propos de l’affaire Mila

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