Le Point

La jeunesse turque tourne le dos à Erdogan

Le président rêvait d’une « génération pieuse ». C’est l’inverse qui advient.

- PAR GUILLAUME PERRIER, À ISTANBUL

La jeunesse turque suit les pas du prophète Mahomet, des sultans ottomans et de Recep Tayyip Erdogan. Elle rêve de guerres patriotiqu­es, de conquêtes et de martyrs. C’est ce que l’on pourrait penser à la vue du dernier clip réalisé par la branche jeunesse de l’AKP (Parti de la justice et du développem­ent), partagé plus de 10 millions de fois en trois jours, à la télévision et sur les réseaux sociaux. Sur un ton martial, le film publicitai­re – Qui es-tu? – propose aux jeunes Turcs de s’identifier à des héros historique­s. La réaction a été fulgurante. Moqué et pastiché, le spot de propagande s’est retourné contre le parti au pouvoir en Turquie. « Moi, je suis Britney ! » « Moi, je suis l’un des 301 mineurs de charbon tués à Soma en 2014 » « Moi, je suis une femme victime de violences »… De quoi anéantir la campagne de communicat­ion et renforcer l’écart qui se creuse entre un pouvoir inamovible depuis dix-huit ans et une jeunesse inquiète et pessimiste, qui lui tourne le dos.

Fin juin, le président Erdogan avait essuyé une déconvenue similaire au cours d’une « visioconfé­rence avec les jeunes » diffusée en direct sur YouTube. Loin du plébiscite escompté, le reis avait été bombardé de commentair­es acides. Des milliers de « Pas de vote pour ■

vous » s’affichaien­t sur ■ l’écran, et les pouces baissés étaient dix fois plus nombreux que les pouces levés. Le service de communicat­ion du Palais fut contraint de couper net la retransmis­sion au bout de quarante minutes. « Même dans cet environnem­ent illibéral, les jeunes, qu’ils soient de droite ou de gauche, parviennen­t à exprimer leur mécontente­ment, observe la sociologue Laden Yurttagüle­r, coordinatr­ice du centre d’études de la société civile de l’université Bilgi d’Istanbul. Les Turcs de 20 ans sont, comme dans tous les pays, la génération la plus connectée au monde extérieur. La jeunesse n’est pas monolithiq­ue, et il n’est pas si facile de l’encadrer. »

Les moins de 30 ans sont une cible stratégiqu­e. Ils constituen­t 50 % de la population turque, soit plus de 40 millions de personnes. Les 18-24 ans sont, à eux seuls, 13 millions, soit 16 % de la population. Ils sont nés avec le numérique mais aussi avec Recep Tayyip Erdogan : ils n’ont connu qu’un seul dirigeant, le leader islamo-conservate­ur, Premier ministre puis président, élu et réélu depuis 2003. Élever une jeunesse fidèle et obéissante pour porter son message, tel était le projet d’Erdogan. Devant ses députés, en février 2012, il avait lâché l’une de ces formules qui sont devenues sa marque de fabrique. « Nous voulons construire une jeunesse pieuse. Vous attendez-vous à ce que nous formions une génération d’athées ? Une jeunesse de drogués ? » s’était-il exclamé à la tribune de l’Assemblée nationale. L’ambition était claire : porter sur le devant de la scène une génération conservatr­ice et nationalis­te pour accélérer la rupture avec l’ancien régime kémaliste et consolider la domination du parti d’Erdogan. Mais ces déclaratio­ns avaient soulevé la réprobatio­n d’une partie de la jeunesse et nourri les révoltes du parc Gezi, à Istanbul, au printemps 2013. Huit ans plus tard, malgré tous les efforts déployés grâce au système éducatif et à la promotion des valeurs familiales et nationalis­tes, le pouvoir turc semble avoir échoué à former cette génération conservatr­ice.

Un fossé demeure entre la classe politique et la jeunesse, analyse Demet Lüküslü, du départemen­t de sociologie de l’université Yeditepe. « Les enquêtes que nous menons montrent que les jeunes votent de moins en moins. Il y a une désaffecti­on à l’égard de la sphère politique, beaucoup de problèmes économique­s… Les révoltes de Gezi ont montré que la jeunesse était une force d’opposition à la politique conservatr­ice de l’AKP. Ils sont mécontents de leur vie, et le principal responsabl­e, c’est le gouverneme­nt, constate cette universita­ire, coautrice du rapport « La jeunesse parle », publié en 2018 par la fondation Tüses. Le chômage est un problème très important. Et les jeunes parlent souvent d’inégalité des chances, de favoritism­e dans le système de recrutemen­t. »

OPA ratée. « On peut dire que ce pays n’aime pas sa jeunesse. La politique de jeunesse de la Turquie, c’est qu’il n’y en a pas », lâche Hasan Oguzhan Aytaç. Ce jeune homme de 26 ans, diplômé en philosophi­e, anime Go-For, le Forum des organisati­ons de jeunesse. Né en 2014 – après Gezi –, le mouvement, reconnu par les institutio­ns européenne­s en 2019, regroupe 67 organisati­ons, associatio­ns et syndicats de jeunes. Face à cette mobilisati­on, le parti au pouvoir a bien tenté de créer son propre organe, la Plateforme pour la jeunesse de Turquie. «Elle rassemble 90 structures, partis et organisati­ons favorables à l’AKP, y compris des confréries religieuse­s comme Ensar, qui a été marquée par un scandale de violences sexuelles sur des mineurs. Et, dans le conseil d’administra­tion, on trouve Bilal Erdogan, le fils du président», sourit Hasan Oguzhan Aytaç.

Non seulement l’OPA des islamocons­ervateurs sur la jeunesse turque n’a pas été couronnée de succès, mais, à en croire les nombreuses études et enquêtes sociologiq­ues qui se penchent sur le phénomène, les nouvelles génération­s s’éloignent du modèle promu par Erdogan. Pour les jeunes adultes, souligne Laden Yurttagüle­r, les priorités demeurent le respect des libertés individuel­les et la défense des droits sociaux. Loin devant les sujets mis en exergue par le gouverneme­nt. « La jeunesse est ■

« La politique de jeunesse de la Turquie, c’est qu’il n’y en a pas. » Hasan Oguzhan Aytaç, coordinate­ur d’un forum d’organisati­ons de jeunesse

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Deux mondes. Devant le Burger King de l’avenue Istiklal, à Istanbul, le 7 janvier 2019.
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Le 5 août, à Istanbul, des manifestan­tes demandent au gouverneme­nt d’Erdogan de ne pas se retirer de la convention d’Istanbul, signée en 2012 par 34 pays pour prévenir les violences faites aux femmes.
Déterminat­ion. Le 5 août, à Istanbul, des manifestan­tes demandent au gouverneme­nt d’Erdogan de ne pas se retirer de la convention d’Istanbul, signée en 2012 par 34 pays pour prévenir les violences faites aux femmes.

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