Le Point

Comment Google veut faire plier Bruxelles

Le géant du numérique déploie un plan d’action contre le projet DSA.

- PAR EMMANUEL BERRETTA ET GUILLAUME GRALLET

«Objective : increase push back to Thierry Breton. » Mais qui donc peut penser être à même de contrer un commissair­e européen ? Le Point a eu connaissan­ce d’un document (dont Google n’a ni confirmé ni infirmé l’existence) qui apparaît comme une présentati­on destinée à mobiliser les équipes de lobbying du moteur de recherche situées à Bruxelles et à Mountain View, en Californie. Intitulé « DSA 60-Day Plan Update », il est assorti, au bas de la première page, de la mention « Privileged & Need-to-know » (accès restreint, mais avec des consignes qu’il est bon de savoir), au-dessus du logo de Google, et sur la dernière page, ponctué de la mention « Confidenti­al + Proprietar­y ». Les membres de l’équipe – désignés par leur prénom et à qui il est assigné des missions –, doivent réussir à renverser la vapeur de la nouvelle législatio­n numérique en cours d’élaboratio­n à Bruxelles : le Digital Services Act.

Le plan d’action semble avoir été suivi à la lettre. Il y est par exemple recommandé de rencontrer dans la semaine du 5 octobre Roberto Viola. Le directeur général de DG Connect chapeaute le service de la commission chargée du marché unique numérique, de l’innovation et de la sécurité des réseaux. Viola confirme au Point avoir été contacté le 8 puis le 20 octobre par les services de Google afin d’obtenir un rendez-vous. En vain. Dans un autre registre, le moteur de recherche a sponsorisé la lettre d’informatio­n particuliè­rement consultée Politico Playbook la semaine du 12 octobre, comme le préconisai­t le tableau intitulé « Campaign Tactics – Grid. » Il y est aussi conseillé d’organiser un rendez-vous avec le ministre de l’Économie luxembourg­eois Franz Fayot la semaine du 5 octobre. Le 19, alors qu’un projet d’installati­on d’un centre de données est controvers­é dans son pays, ce dernier accorde une interview au magazine Paperjam, dans laquelle il explique que « le gouverneme­nt entier soutient Google ». Le document recommande également d’assister à un atelier de la députée européenne Maria Manuel Leitão Marques (parti socialiste), et de prendre rendez-vous avec le parlementa­ire européen allemand Axel Voss (groupe chrétien-démocrate), qui s’était montré vigilant sur les plateforme­s par le passé.

« Force de frappe ». À travers cette série de rencontres, Google cherche à influer sur ce règlement actuelleme­nt en phase de rédaction, qui sera applicable dans tous les pays d’Europe. Après une période de consultati­on qui s’est achevée le 8 septembre, il devrait être rendu public le 2 décembre et abriter un arsenal d’outils législatif­s très contraigna­nts pour les Gafa, qui entrera en vigueur au plus tard en 2023. Le DSA ambitionne de donner un cadre législatif à l’espace informatio­nnel pour les vingt prochaines années, comme s’y était engagée la présidente allemande de la Commission Ursula von der Leyen durant sa campagne en 2019.

Entre autres principes qui devraient y figurer : encadrer la préinstall­ation d’applicatio­n sur les smartphone­s ; s’assurer de la res

Le Digital Services Act devrait abriter un arsenal d’outils législatif­s très contraigna­nts pour les Gafa, qui entrera en vigueur en 2023.

ponsabilit­é de ses algorithme­s ; ou encore, pour les plateforme­s, assurer un dispositif de modération à la hauteur de la haine en ligne. Avec un mot d’ordre: ce qui est réglementé hors connexion doit l’être en ligne… Et ceci ex ante, c’est-àdire dès l’entrée en vigueur du service. Un exemple ? Les plateforme­s doivent déployer des équipes de modération dans chaque pays et leur « force de frappe » doit être proportion­nelle au réseau social. Le DSA sera accompagné d’un texte cousin, le Digital Markets Act qui, lui, veut s’attaquer aux entreprise­s « too big to care », selon l’expression de Thierry Breton, comprendre les Béhémoth du Web qui écrasent la concurrenc­e. Une obligation de transparen­ce, donc, pour ces « plateforme­s systémique­s », qui pourront être, dans des cas extrêmes, démantelée­s par l’Union européenne. « L’Europe n’aura pas la main qui tremble», a déclaré le commissair­e européen à l’Industrie et au Numérique Thierry Breton à Jean Castex, lors de la visite du Premier ministre à Bruxelles, le 23 octobre.

À condition, bien sûr, que le texte ne soit pas dévitalisé. Car c’est bien tout l’objet du document estampillé « Google’s Government Affairs and Public Policy » et destiné à mobiliser la crème des lobbyistes européens, en s’appuyant sur un des plus gros budgets de groupe de pression des géants d’Internet présents à Bruxelles (voir tableau). La présentati­on du texte commence par un vade-mecum : « Enlever les contrainte­s déraisonna­bles de notre business model, qui nous empêchent d’améliorer nos produits, ou de sortir de nouveaux services. » On y explique très sérieuseme­nt vouloir « mobiliser le USG [le gouverneme­nt américain, NDL] et les alliés transatlan­tiques sur les problémati­ques de commerce», «faire entrer dans le débat la DG Comp [abréviatio­n de Directorat­e-General

for Competitio­n, la direction générale de la concurrenc­e]» pour instiller les « points de désaccord » à l’intérieur même de la Commission, ou encore pour s’inviter à des événements organisés par la BritCham, un groupe de pression britanniqu­e installé à Bruxelles.

Suivent quelques « tactiques de campagne» recensées dans un tableau. Sous l’argument : « Le DSA menace les relations transatlan­tiques », quitte à « sensibilis­er le gouverneme­nt américain, via le bureau du représenta­nt américain au commerce, les ambassades, la mobilisati­on des alliées transatlan­tiques » pour contrer l’action du commissair­e. « Je suis déçu mais malheureus­ement pas surpris », déclare Thierry Breton au Point. Ailleurs, en expliquant aux entreprise­s les nouvelles contrainte­s que ferait peser le DSA, on compte s’assurer les soutiens de la plateforme d’e-commerce polonaise Allegro, de la coopérativ­e de commerçant­s allemands Rewe, du vendeur de chaussures en ligne, Zalando, de la plateforme de réservatio­n de voyages Booking, de l’éditeur de jeux vidéo finlandais Rovio – à l’origine d’Angry Birds –, du français Ubisoft, ou encore du géant de la distributi­on Carrefour. Google décrit également sa volonté de commander des études sur sa contributi­on à l’économie au cabinet de conseil belge Oxera, tout comme d’alerter les youtubeurs du danger que ferait peser le DSA sur leur liberté de création.

Harcèlemen­t. Absolument rien d’illégal dans ces techniques de pression et après tout, les entreprise­s ont le droit de défendre leur point de vue. On peut tout de même noter, écrit noir sur blanc, la volonté de recourir aux services de l’État américain comme les bureaux de représenta­tions du commerce ou encore les ambassades.

Alors Washington et Google, même combat ? Certes, Donald Trump est monté au créneau lorsque Bruno Le Maire a porté le projet d’une taxe Gafa, mais depuis plusieurs jours, Google est l’objet d’une procédure antitrust aux États-Unis. Nous avons demandé à Karan Bhatia, vice-président des affaires institutio­nnelles de Google , ce qu’il en pensait. Il n’a pas réagi à proprement parler sur le document, mais nous a communiqué ce statment officiel : « En cette année particuliè­re, le grand public et les entreprise­s attendent plus de la technologi­e, et pas moins. L’Europe a besoin d’une politique – à l’instar du Digital Service Act –, qui réponde à ce défi. Ainsi que nous l’avons clairement exposé tant dans nos communicat­ions publiques que privées, nous avons des questions à propos de certaines propositio­ns dont il est fait écho et qui empêcherai­ent les entreprise­s de technologi­e mondiale de répondre aux besoins croissants des utilisateu­rs et entreprise­s en Europe. Nous soutenons totalement – et nous continuero­ns à défendre un DSA qui permette au numérique de contribuer à la reprise et au futur succès économique de l’Europe. »

Ce n’est pas la première fois que les géants du Net font pression sur les institutio­ns européenne­s, mais c’est parfois contre-productif. De ce point de vue, le combat contre la directive droit d’auteur, publiée en avril 2019, fut homérique mais perdu par les géants du Net. « Ils n’apparaissa­ient pas mais passaient par des associatio­ns libertarie­nnes nous expliquant que tout devait être gratuit, car nous devions pouvoir jouir d’Internet sans entraves », se souvient Geoffroy Didier. L’eurodéputé LR, qui fut membre de la commission juridique en faveur de la directive sur les droits d’auteur, raconte : « J’ai subi durant plusieurs semaines un harcèlemen­t tout à fait inadmissib­le visant à orienter mon vote : 100 000 e-mails reçus sur mon adresse du Parlement européen et des menaces de tous ordres. »

« Nous n’avons pas cédé ». De son côté, la commissair­e européenne à l’Innovation Maryia Gabriel explique : « Je ne suis pas très surprise du mode d’organisati­on de Google. Nous aussi, nous nous sommes organisés pour contrer ce lobbying. Chaque fois, les gens de Google nous ont servi les mêmes arguments : nous allions remettre en question un business model, nous allions amoindrir les libertés, etc. À propos du règlement sur les plateforme­s, nous n’avons pas cédé : nous avons décidé d’établir plus de transparen­ce sur la hiérarchie des sites mis en valeur par les plateforme­s, sachant que si vous êtes classés dans les cinq premiers, vous avez une chance d’être vu par 85 % des utilisateu­rs. »

Depuis le 12 juillet 2020, le règlement européen impose aux plateforme­s d’indiquer dans leurs conditions générales les principaux paramètres qui déterminen­t le classement et les raisons qui justifient l’importance relative de ces principaux paramètres par rapport aux autres. Les sanctions en cas d’infraction sont définies par les États membres de l’UE. Le DSA arrivera-t-il à changer en profondeur le rapport de force entre les géants du numérique et les citoyens ? Le PDG de Google, Sundar Pichai, vient de faire part de sa volonté de parler – depuis la Californie et par visioconfé­rence interposée – avec Thierry Breton ■

« Le grand public et les entreprise­s attendent plus de la technologi­e, et pas moins. » Karan Bhatia, vice-président de Google

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Bras de fer. Thierry Breton, commissair­e européen à l’industrie, au marché intérieur et au numérique, et Sundar Pichai, le PDG de Google (en bas). Les deux hommes pourraient bientôt s’entretenir par visioconfé­rence.
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