Comment Google veut faire plier Bruxelles
Le géant du numérique déploie un plan d’action contre le projet DSA.
«Objective : increase push back to Thierry Breton. » Mais qui donc peut penser être à même de contrer un commissaire européen ? Le Point a eu connaissance d’un document (dont Google n’a ni confirmé ni infirmé l’existence) qui apparaît comme une présentation destinée à mobiliser les équipes de lobbying du moteur de recherche situées à Bruxelles et à Mountain View, en Californie. Intitulé « DSA 60-Day Plan Update », il est assorti, au bas de la première page, de la mention « Privileged & Need-to-know » (accès restreint, mais avec des consignes qu’il est bon de savoir), au-dessus du logo de Google, et sur la dernière page, ponctué de la mention « Confidential + Proprietary ». Les membres de l’équipe – désignés par leur prénom et à qui il est assigné des missions –, doivent réussir à renverser la vapeur de la nouvelle législation numérique en cours d’élaboration à Bruxelles : le Digital Services Act.
Le plan d’action semble avoir été suivi à la lettre. Il y est par exemple recommandé de rencontrer dans la semaine du 5 octobre Roberto Viola. Le directeur général de DG Connect chapeaute le service de la commission chargée du marché unique numérique, de l’innovation et de la sécurité des réseaux. Viola confirme au Point avoir été contacté le 8 puis le 20 octobre par les services de Google afin d’obtenir un rendez-vous. En vain. Dans un autre registre, le moteur de recherche a sponsorisé la lettre d’information particulièrement consultée Politico Playbook la semaine du 12 octobre, comme le préconisait le tableau intitulé « Campaign Tactics – Grid. » Il y est aussi conseillé d’organiser un rendez-vous avec le ministre de l’Économie luxembourgeois Franz Fayot la semaine du 5 octobre. Le 19, alors qu’un projet d’installation d’un centre de données est controversé dans son pays, ce dernier accorde une interview au magazine Paperjam, dans laquelle il explique que « le gouvernement entier soutient Google ». Le document recommande également d’assister à un atelier de la députée européenne Maria Manuel Leitão Marques (parti socialiste), et de prendre rendez-vous avec le parlementaire européen allemand Axel Voss (groupe chrétien-démocrate), qui s’était montré vigilant sur les plateformes par le passé.
« Force de frappe ». À travers cette série de rencontres, Google cherche à influer sur ce règlement actuellement en phase de rédaction, qui sera applicable dans tous les pays d’Europe. Après une période de consultation qui s’est achevée le 8 septembre, il devrait être rendu public le 2 décembre et abriter un arsenal d’outils législatifs très contraignants pour les Gafa, qui entrera en vigueur au plus tard en 2023. Le DSA ambitionne de donner un cadre législatif à l’espace informationnel pour les vingt prochaines années, comme s’y était engagée la présidente allemande de la Commission Ursula von der Leyen durant sa campagne en 2019.
Entre autres principes qui devraient y figurer : encadrer la préinstallation d’application sur les smartphones ; s’assurer de la res
Le Digital Services Act devrait abriter un arsenal d’outils législatifs très contraignants pour les Gafa, qui entrera en vigueur en 2023.
ponsabilité de ses algorithmes ; ou encore, pour les plateformes, assurer un dispositif de modération à la hauteur de la haine en ligne. Avec un mot d’ordre: ce qui est réglementé hors connexion doit l’être en ligne… Et ceci ex ante, c’est-àdire dès l’entrée en vigueur du service. Un exemple ? Les plateformes doivent déployer des équipes de modération dans chaque pays et leur « force de frappe » doit être proportionnelle au réseau social. Le DSA sera accompagné d’un texte cousin, le Digital Markets Act qui, lui, veut s’attaquer aux entreprises « too big to care », selon l’expression de Thierry Breton, comprendre les Béhémoth du Web qui écrasent la concurrence. Une obligation de transparence, donc, pour ces « plateformes systémiques », qui pourront être, dans des cas extrêmes, démantelées par l’Union européenne. « L’Europe n’aura pas la main qui tremble», a déclaré le commissaire européen à l’Industrie et au Numérique Thierry Breton à Jean Castex, lors de la visite du Premier ministre à Bruxelles, le 23 octobre.
À condition, bien sûr, que le texte ne soit pas dévitalisé. Car c’est bien tout l’objet du document estampillé « Google’s Government Affairs and Public Policy » et destiné à mobiliser la crème des lobbyistes européens, en s’appuyant sur un des plus gros budgets de groupe de pression des géants d’Internet présents à Bruxelles (voir tableau). La présentation du texte commence par un vade-mecum : « Enlever les contraintes déraisonnables de notre business model, qui nous empêchent d’améliorer nos produits, ou de sortir de nouveaux services. » On y explique très sérieusement vouloir « mobiliser le USG [le gouvernement américain, NDL] et les alliés transatlantiques sur les problématiques de commerce», «faire entrer dans le débat la DG Comp [abréviation de Directorate-General
for Competition, la direction générale de la concurrence]» pour instiller les « points de désaccord » à l’intérieur même de la Commission, ou encore pour s’inviter à des événements organisés par la BritCham, un groupe de pression britannique installé à Bruxelles.
Suivent quelques « tactiques de campagne» recensées dans un tableau. Sous l’argument : « Le DSA menace les relations transatlantiques », quitte à « sensibiliser le gouvernement américain, via le bureau du représentant américain au commerce, les ambassades, la mobilisation des alliées transatlantiques » pour contrer l’action du commissaire. « Je suis déçu mais malheureusement pas surpris », déclare Thierry Breton au Point. Ailleurs, en expliquant aux entreprises les nouvelles contraintes que ferait peser le DSA, on compte s’assurer les soutiens de la plateforme d’e-commerce polonaise Allegro, de la coopérative de commerçants allemands Rewe, du vendeur de chaussures en ligne, Zalando, de la plateforme de réservation de voyages Booking, de l’éditeur de jeux vidéo finlandais Rovio – à l’origine d’Angry Birds –, du français Ubisoft, ou encore du géant de la distribution Carrefour. Google décrit également sa volonté de commander des études sur sa contribution à l’économie au cabinet de conseil belge Oxera, tout comme d’alerter les youtubeurs du danger que ferait peser le DSA sur leur liberté de création.
Harcèlement. Absolument rien d’illégal dans ces techniques de pression et après tout, les entreprises ont le droit de défendre leur point de vue. On peut tout de même noter, écrit noir sur blanc, la volonté de recourir aux services de l’État américain comme les bureaux de représentations du commerce ou encore les ambassades.
Alors Washington et Google, même combat ? Certes, Donald Trump est monté au créneau lorsque Bruno Le Maire a porté le projet d’une taxe Gafa, mais depuis plusieurs jours, Google est l’objet d’une procédure antitrust aux États-Unis. Nous avons demandé à Karan Bhatia, vice-président des affaires institutionnelles de Google , ce qu’il en pensait. Il n’a pas réagi à proprement parler sur le document, mais nous a communiqué ce statment officiel : « En cette année particulière, le grand public et les entreprises attendent plus de la technologie, et pas moins. L’Europe a besoin d’une politique – à l’instar du Digital Service Act –, qui réponde à ce défi. Ainsi que nous l’avons clairement exposé tant dans nos communications publiques que privées, nous avons des questions à propos de certaines propositions dont il est fait écho et qui empêcheraient les entreprises de technologie mondiale de répondre aux besoins croissants des utilisateurs et entreprises en Europe. Nous soutenons totalement – et nous continuerons à défendre un DSA qui permette au numérique de contribuer à la reprise et au futur succès économique de l’Europe. »
Ce n’est pas la première fois que les géants du Net font pression sur les institutions européennes, mais c’est parfois contre-productif. De ce point de vue, le combat contre la directive droit d’auteur, publiée en avril 2019, fut homérique mais perdu par les géants du Net. « Ils n’apparaissaient pas mais passaient par des associations libertariennes nous expliquant que tout devait être gratuit, car nous devions pouvoir jouir d’Internet sans entraves », se souvient Geoffroy Didier. L’eurodéputé LR, qui fut membre de la commission juridique en faveur de la directive sur les droits d’auteur, raconte : « J’ai subi durant plusieurs semaines un harcèlement tout à fait inadmissible visant à orienter mon vote : 100 000 e-mails reçus sur mon adresse du Parlement européen et des menaces de tous ordres. »
« Nous n’avons pas cédé ». De son côté, la commissaire européenne à l’Innovation Maryia Gabriel explique : « Je ne suis pas très surprise du mode d’organisation de Google. Nous aussi, nous nous sommes organisés pour contrer ce lobbying. Chaque fois, les gens de Google nous ont servi les mêmes arguments : nous allions remettre en question un business model, nous allions amoindrir les libertés, etc. À propos du règlement sur les plateformes, nous n’avons pas cédé : nous avons décidé d’établir plus de transparence sur la hiérarchie des sites mis en valeur par les plateformes, sachant que si vous êtes classés dans les cinq premiers, vous avez une chance d’être vu par 85 % des utilisateurs. »
Depuis le 12 juillet 2020, le règlement européen impose aux plateformes d’indiquer dans leurs conditions générales les principaux paramètres qui déterminent le classement et les raisons qui justifient l’importance relative de ces principaux paramètres par rapport aux autres. Les sanctions en cas d’infraction sont définies par les États membres de l’UE. Le DSA arrivera-t-il à changer en profondeur le rapport de force entre les géants du numérique et les citoyens ? Le PDG de Google, Sundar Pichai, vient de faire part de sa volonté de parler – depuis la Californie et par visioconférence interposée – avec Thierry Breton ■
« Le grand public et les entreprises attendent plus de la technologie, et pas moins. » Karan Bhatia, vice-président de Google