Le grand récit de Carlos Ghosn
L’ex-PDG de RenaultNissan, réfugié au Liban, publie un livre, Le Temps de la vérité (Grasset). Et se confie au Point.
Son fils Anthony avait réussi à lui faire parvenir le roman alors qu’il était au fond du gouffre. Son incroyable chute venait de se produire, et Carlos Ghosn, enfermé entre les quatre murs de sa cellule dans la glaciale prison japonaise de Kosuge, avait entrevu, en se plongeant dans les pages relatant le destin du comte de Monte-Cristo, une petite lueur salvatrice tout au bout de son tunnel personnel. Un espoir de réhabilitation, de retour, de revanche… Aujourd’hui, près de deux ans après son arrestation et ses mises en examen japonaises, après les cent trente jours de détention, après les mois d’assignation à résidence à Tokyo, après l’évasion par jet privé et le refuge au Liban, que veut Carlos Ghosn ? Se venger, comme le héros d’Alexandre Dumas ? Le fugitif le plus célèbre de la planète s’en défend, assure avoir tourné la page. Mais la publication, le 4 novembre prochain, d’un livre écrit avec le journaliste Philippe Riès dit tout le contraire. Intitulée Le Temps de la vérité, cette plaidoirie de 480 pages n’a qu’un but : défendre l’accusé Ghosn. Cet ouvrage revient sur le déroulé des événements qui ont amené au déboulonnage de la statue du Commandeur, sur les accusations dont il fait l’objet et sur la manière dont il a traversé les épreuves. Carlos Ghosn prend un malin plaisir à régler ses comptes. Dans son viseur, le « vieux Nissan », l’État français, un ministre de l’Économie dénommé Emmanuel Macron, la caste française, etc. « La grande différence entre le comte de Monte-Cristo et moi, c’est que, lui, il perd tout, vraiment tout. Moi, je n’ai pas perdu mon amour, Carole. La conclusion n’a donc rien à voir », assure Ghosn. On se pince… On parle bien à cet homme qui se faisait appeler « Président », dont le contact était froid et distant et qui ne laissait jamais rien paraître de ses sentiments ? Carlos Ghosn a bien changé
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Le Point: Cela fera bientôt deux ans que vous avez été arrêté à Tokyo. Quel regard portez-vous sur cette période?
Carlos Ghosn : Ma vie a basculé brutalement le 19 novembre 2018. La première année qui a suivi est une année sombre, une année noire, de combats, de souffrances, d’interrogations… Un gouffre dans lequel je suis tombé. La seconde année est marquée par mon retour au Liban ; c’est un peu celle de ma renaissance.
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En octobre 2018, trois semaines avant votre arrestation, se tient le Salon de l’automobile de Paris. Vous êtes un patron comblé, Renault enregistre les meilleurs résultats de son histoire, l’Alliance est le numéro un mondial… Quels souvenirs conservez-vous de cette vie d’avant?
Bien sûr, je me souviens de cette vie, totalement hors norme, de PDG mondialisé à l’emploi du temps millimétré, mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’une autre personne, d’un double qui n’existe plus. C’est comme si j’avais en moi une vitre intérieure qui séparait l’avant-19 novembre et l’après. Attention, je ne regrette pas du tout cette vie-là. Aujourd’hui, je redécouvre des choses qui prennent une si grande importance… Notamment le sens de la liberté. Car – et cela peut sembler paradoxal puisque je ne peux pas quitter le Liban pour l’instant – je me sens plus libre que jamais. J’étais absorbé tout entier par mes différentes responsabilités… Actuellement, je n’ai plus de contraintes, je profite de plaisirs plus simples et je passe du temps avec les gens que j’aime. Le seul point noir, c’est la notice rouge d’Interpol sur mon nom – réclamée par le Japon –, qui m’empêche d’être libre de mes mouvements hors du Liban.
Quelle est votre situation judiciaire actuelle?
Au Japon, à partir du moment où vous n’êtes pas présent dans le pays, il ne peut y avoir de poursuites criminelles. La procédure n’est pas annulée, mais elle est suspendue. En revanche, il y a toujours une action civile en cours. Le Liban n’a pas signé d’accord d’extradition avec le Japon, mais les autorités judiciaires veulent clarifier cette affaire, ils ont donc demandé aux Japonais la transmission de mon dossier. Mais rien ne se passe… S’ils s’acharnent à opposer une fin de non-recevoir à cette requête, je vais demander la levée de la notice rouge auprès d’Interpol pour pouvoir me déplacer librement sur la planète, sauf au Japon, bien sûr… Mais je suis patient, j’attends.
Il est quasi certain que vous ne serez jamais jugé ni au Japon ni au Liban sur les faits qui vous sont reprochés par la justice japonaise.
Dans votre affaire, ce sera donc toujours parole contre parole…
Être jugé au Japon ? Avec un taux de condamnation des prévenus de 99,4 %, on comprend que le système n’est pas impartial. Nous allons en avoir une illustration avec le procès de mon ancien collaborateur Greg Kelly, arrêté le même jour que moi à Tokyo. Cela fait deux ans que Greg est retenu au Japon, car il est accusé de m’avoir aidé à dissimuler aux autorités boursières une rémunération ni décidée ni versée. Les procureurs japonais ont rassemblé, disent-ils, plusieurs centaines de millions de documents pour cette accusation, et le procès est prévu pour durer plus de dix mois… Dans tous les cas, je n’aurais jamais pu prouver mon innocence au Japon, c’est une certitude.
On ne connaîtra donc jamais la vérité sur cette affaire…
Mais il n’y a jamais eu aucune intention de la part de la justice japonaise de faire la vérité ! La preuve, on a tout mélangé sciemment dans cette histoire. Je suis arrêté pour dissimulation d’une rémunération aux autorités boursières et, dans le même temps, avec la complicité de la presse japonaise aux ordres, je suis la victime d’un déluge d’informations sur mon train de vie… On a tout mélangé, les soirées à Versailles, les appartements, l’avion privé… Tout cela a été professionnellement mené. Nissan fournissait les informations et les relayait au Japon, en France, grâce à une multitude de boîtes de communication. Le but était de casser mon image, de me détruire.
En France, sur quoi enquêtent les juges d’instruction?
Il y a les affaires Versailles 1 et Versailles 2, soit la soirée de l’Alliance de 2014 et celle que j’ai organisée pour l’anniversaire de mon épouse en 2016 ; les contrats de Rachida Dati et d’Alain Bauer ; et mes relations d’affaires avec un concessionnaire d’Oman. Toutes ces affaires que l’on découvre plusieurs années après, alors que je suis en prison au Japon… J’ai été en contact avec des dirigeants de Renault, dont Thierry Bolloré, qui, après avoir été élu à l’unanimité au poste de directeur général en janvier 2019 par le conseil d administration de Renault, a été lâché neuf mois plus tard. Il m’a clairement dit : « On a tout audité, notamment sous la pression de certains membres du conseil d’administration et sur demande très spécifique de l’État français. Mais il n’y a rien sur vous. » Toutes les accusations sont venues de Nissan et ont été récupérées par les représentants de l’État, ce qui débouche sur l’instruction qui a lieu aujourd’hui. Je
« Dans tous les cas, je n’aurais jamais pu prouver mon innocence au Japon, c’est une certitude. »
vais normalement recevoir la visite d’un juge français à Beyrouth au début de l’année prochaine.
Dans le livre, coécrit avec Philippe Riès, le «vieux Nissan» est souvent mentionné comme étant responsable de votre chute…
Cela désigne les personnes qui n’ont jamais vraiment accepté l’alliance avec Renault. Ce « vieux Nissan » a refait surface et a contribué à la machination dont j’ai été la victime. Ils ont voulu m’éliminer pour reprendre le contrôle de leur destin. C’est aussi un état d’esprit, qui prône que Nissan est plus efficace seul, qu’il faut se replier sur un Japon devenu plus nationaliste pour retrouver ses racines… Des idées qui sont un contresens absolu alors que le marché automobile n’a jamais été aussi mondial et le restera! C’est une insulte envers le passé et envers l’avenir.
Comment s’est réveillé ce «vieux Nissan»? Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, qui impose les droits de vote doubles chez Renault en 2015, n’y aurait-il pas contribué?
À l’origine de cette affaire, on trouve en effet la loi Florange : si un actionnaire possède des actions depuis plus de deux ans, on double automatiquement ses droits de vote. Le conseil d’administration de Renault avait pris position contre son application. Ces droits de vote doubles mettaient l’Alliance en difficulté. Parce que Nissan et l’État français possédaient respectivement 15% du capital de Renault. Mais Nissan était privé de droits de vote, donc de toute influence sur Renault. Tandis que l’État détenait bien 15 % des droits de vote du constructeur hexagonal. Le management de Nissan n’avait jamais digéré cette asymétrie de pouvoir. J’explique alors que cette loi nous met dans une situation compliquée vis-à-vis de nos alliés japonais. Mais, au sein de l’État, on a cru que ces craintes étaient une pure invention, que je brandissais cet argument pour garder la haute main sur Renault.
« Quand j’étais en prison, personne en France n’a jamais voulu recevoir ma femme. Personne à l’Élysée, personne nulle part. »
Le ministre Macron ne vous a pas cru?
Non. Mais il n’était pas le seul. Ils étaient nombreux dans l’administration française à être persuadés que le risque japonais était manipulé, grossi par moi. Alors, l’État français est monté au capital de Renault à la hussarde pour imposer les droits de vote doubles. En un tour de passe-passe, l’État se retrouvait avec près de 30 % des droits de vote et Nissan était toujours à zéro. Cela a été l’étincelle. Certains Japonais de Nissan ont commencé à se dire : « Ça suffit ! Il faut cesser d’accepter les oukases qui viennent de
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France. » D’autant que Nissan n’était plus cette ■ entreprise en quasi faillite dans laquelle Renault avait investi en 1999 mais un constructeur puissant et ultrarentable…
Au long de votre carrière, avez-vous toujours été dans une sorte de guerre larvée avec l’État actionnaire?
Il y a toujours eu une grande méfiance, de la tension. Je n’ai jamais caché le fait que, selon moi, la présence de l’État au capital d’une société, dans un secteur concurrentiel, est une nuisance. L’État pense qu’il apporte quelque chose à la stratégie d’un constructeur automobile, très bien. Mais, en réalité, il n’en est rien. En juin 2018, je suis confirmé pour quatre années de plus à mon poste – malheureusement, car cela a scellé mon sort. Quatre mois après, je suis arrêté au Japon et abandonné par le conseil d’administration de Renault, sous la contrainte de l’État français.
Vous estimez avoir été lâché par la France?
Je ne vois pas bien quel autre mot on pourrait employer… Mon épouse a frappé à toutes les portes officielles pour me venir en aide quand j’étais en prison, personne n’a jamais voulu la recevoir. Personne à l’Élysée, personne nulle part. La seule personnalité politique qui a toujours été impeccable, c’est Nicolas Sarkozy. À part lui, seules quelques voix, rares, se sont élevées pour s’interroger sur le sort qui m’était réservé au Japon.
Dans le paysage du capitalisme français, vous aviez la particularité d’être le patron le mieux payé du CAC 40.
Cela m’a toujours surpris, mais, en France, si vous héritez d’une fortune de vos parents, il n’y a pas de débat. Mais si vous gagnez beaucoup d’argent par vousmême, on vous condamne. On aurait pu s’attendre à ce qu’au pays de la Révolution l’inverse soit vrai.
Dans ce monde patronal, vous occupiez malgré tout une place à part. En retrait de vos pairs, en retrait du monde politique…
Oui, je n’étais pas très immergé. Mais je crois surtout que défendre un patron semble être politiquement complexe par les temps qui courent… J’ai été passé à la trappe ; ce qui importait, c’était de sauvegarder l’Alliance. Je me souviens encore que Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a déclaré : « Je fais confiance à la justice japonaise. » C’était horrible d’avoir vent d’une telle phrase alors que j’étais enfermé à Kosuge. On me confie une ultime mission pour consolider l’Alliance, et puis, à la première cartouche, on m’abandonne comme un blessé sur un champ de bataille. Pour justifier cela, on me sort plein d’histoires. J’avais changé de résidence fiscale en 2012, en toute transparence avec la direction des impôts. Et l’État fait mine de le découvrir sept ans après et de s’en offusquer… Avec le recul, je me demande: «Mais pourquoi tant de haine ? Qu’est-ce que j’ai fait de si grave à l’État français pour mériter cela ? »
Comment jugez-vous la réaction du conseil d’administration de Renault?
Il ne m’a pas soutenu, quatre mois après m’avoir réélu pour quatre ans ! Les gens qui le composent n’ont pas brillé par leur courage. Surtout, personne ne s’est levé pour défendre les intérêts de Renault et de Nissan, qui ont été massacrés…
Selon vous, l’Alliance Renault-Nissan a-t-elle encore un avenir?
L’Alliance n’est pas fondée que sur un contrat légal, c’est une dynamique, elle existe ou elle n’existe pas. Et ce que je vois en ce moment, cette idée de management de consensus entre les parties françaises et japonaises, ça ne fonctionnera jamais [Jean-Dominique Senard, président de Renault, a affirmé au printemps 2019 : « Les décisions opérationnelles prises par le conseil de l’Alliance le seront sur la base du consensus », NDLR]. Si on avait appliqué cette méthode en 1999, on n’aurait eu aucun résultat. Il y a des choix, des risques, des conflits à gérer, des confrontations… C’est la vie industrielle. On ne se prend pas par la main en disant : « On est tous des frères et on ne décide que les choses sur lesquelles on est d’accord. » L’Alliance est aujourd’hui un zombie.
La nomination de Luca de Meo est-elle un bon choix pour Renault?
Je ne le connais pas, mais je lui souhaite beaucoup de courage et de succès. Et du courage, je pense qu’il n’en manque pas. Après, c’est très simple, un chef d’entreprise se juge sur ses résultats. Un mauvais patron enregistre des mauvais résultats dans la durée et, en général, rejette la responsabilité des difficultés sur ses prédécesseurs.
Avez-vous un désir de revanche, voire de vengeance?
« Selon moi, la présence de l’État au capital d’une société, dans un secteur concurrentiel, est une nuisance. »
Non, j’ai tourné la page, je regarde vers l’avenir. Mais, évidemment, je n’oublie pas les lâchetés, les mensonges, les abandons, les manipulations…
Pourquoi avoir écrit cet ouvrage qui s’intitule «Le Temps de la vérité»? Votre réhabilitation paraît bien illusoire…
Je fais ce que je peux… J’aurais pu dire : « C’est foutu. » Il est vrai que la pente est très difficile à remonter, car il faut que je démonte toute la machination qui a été orchestrée contre moi. Mes réponses sont dans le livre sur tous les volets de l’affaire japonaise. J’en publierai un second au printemps que je rédige avec mon épouse. Nous avons aussi, Carole et moi, accepté de participer à un seul documentaire télévisé qui me donnera l’occasion de présenter ma version des faits.
Quand raconterez-vous le film de votre évasion?
Je la raconterai quand il n’y aura plus de risques pour les personnes qui me sont venues en aide.
Auriez-vous imaginé un tel destin pour vous?
Difficile, effectivement, de trouver un cursus similaire ! Un Libano-Brésilien qui vient en France et intègre l’École polytechnique, un étranger qui ressuscite une entreprise japonaise, gère deux constructeurs automobiles sur deux continents, les propulse au premier rang mondial dans un secteur très compétitif et qui, en remerciement, est jeté en prison au Japon puis s’évade par ses propres moyens du pays qui le retient…
Vous êtes arrivés au Liban en janvier. Dans quel état avez-vous retrouvé votre pays?
La situation de la société libanaise est critique, sa situation financière et économique, catastrophique: comment en est-on arrivé là ? Cela m’intéresse moins que les solutions pour en sortir. Ces solutions existent, j’en suis convaincu. Le plus grand défi résidera dans leur mise en application.
Quel rôle avez-vous au Liban aujourd’hui?
Quand je suis arrivé en janvier, on m’a demandé si j’étais prêt à aider… Bien sûr ! Mais je ne suis pas un homme politique et je ne souhaite pas le devenir. En revanche, je mets, pro bono, mon expérience, mes connaissances au service de toutes les institutions qui le souhaiteraient. Je viens d’inaugurer un programme autour du management, des nouvelles technologies et de l’aide aux start-up avec l’Usek, une grande université maronite (catholique d’Orient) du Liban. C’est concret. Le Liban a essentiellement une ressource – il n’en a pas d’autres –, c’est sa population, son éducation… Il faut conserver ce capital pour les générations futures. J’aide aussi de nombreuses ONG. Je travaille avec mes avocats sur mes dossiers juridiques, et avec mes partenaires, sur mes différents investissements locaux, dont la société de production de vins Ixsir. Mes journées sont bien remplies…
Où étiez-vous le 4 août, lors de l’explosion qui a détruit le port de Beyrouth?
J’étais sur l’autoroute, je revenais de la montagne. Je suis arrivé sur les lieux une demi-heure après l’explosion, il y avait des dégâts et des blessés partout, c’était un spectacle effrayant. Mon quartier est encore très endommagé.
Où vous voyez-vous dans dix ans?
J’espère être en bonne santé avec ceux que j’aime. Et j’espère vivement que l’on aura aidé ce pauvre pays martyrisé à sortir du cauchemar dans lequel il se trouve. Je garde aussi un secret espoir que la vérité, sur mon cas, aura été rétablie
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