Le Point

Tech : le règne des Titans

Le but des géants américains et chinois ? Éliminer l’homme du monde du travail…

- PAR GUILLAUME GRALLET

Il n’a jamais été aussi facile de se lancer dans un projet entreprene­urial et, pourtant, notre quotidien dépend de plus en plus des décisions d’une douzaine d’entreprise­s globales... C’est l’un des paradoxes de l’accélérati­on technologi­que que nous vivons, et que souligne Charles-Édouard Bouée.

Après avoir dirigé le cabinet de conseil Roland Berger, celui qui a cofondé l’entreprise Alpha Intelligen­ce Capital compare les géants de la tech aux Titans de la mythologie grecque. D’une part, parce que la puissance de Google, Apple, Amazon, Facebook, Tesla, Microsoft et, côté chinois, Alibaba, l’opérateur Internet Tencent, le moteur de recherches Baidu, le géant de l’e-commerce Meituan, le spécialist­e de la reconnaiss­ance faciale SenseTime, ou ByteDance, la maison mère de TikTok est… titanesque ; d’autre part, parce que ces Titans de notre temps s’inspirent de Cronos, le plus jeune des enfants d’Ouranos, le Ciel, et de Gaïa, la Terre, qui trancha le sexe de son père puis le jeta à la mer afin de s’emparer du pouvoir : ils ont « émasculé les entreprise­s de l’ancien monde pour prendre leur place dans beaucoup de domaines, comme l’industrie automobile, et ont réduit les opérateurs télécoms à de vulgaires fournisseu­rs de tuyaux électroniq­ues », écrit Charles-Édouard Bouée dans L’Ère des nouveaux Titans (Grasset). « Leur objectif [est] de s’enrichir sans limites en créant des écosystème­s planétaire­s régis par des modèles mathématiq­ues hyperratio­nnels et redoutable­s d’efficacité », poursuit l’auteur, qui connaît aussi bien Jack Ma, créateur d’Alibaba, que Mark Zuckerberg, celui de Facebook.

Ces créatures, selon Bouée, « sont capables de faire et défaire des élections et de créer des révolution­s, comme ce fut le cas aux États-Unis, avec Donald Trump et le scandale de Cambridge Analytica, ou en Grande-Bretagne, avec la campagne pour le Brexit. Elles développen­t des technologi­es de nature à éliminer l’homme du monde du travail grâce aux milliards de dollars qu’elles investisse­nt dans la recherche sur l’intelligen­ce artificiel­le et l’automatisa­tion d’un nombre croissant de tâches, elles étendent leurs activités à des secteurs autrefois réservés aux puissances étatiques : la propagande, l’espace, ou encore la création de monnaie. »

Or, que sont ces Titans, sinon le fruit de la crise financière de 20082009? Car le centralien passé par la Harvard Business School développe avec justesse la notion de « capitalism­e en apesanteur », oùl’absence de taux d’intérêt change notre rapport au temps. « Le spectre de la crise de 1929 a en effet fait dresser les cheveux sur la tête des grands argentiers, qui ont décidé d’ouvrir les vannes, à la fois pour résoudre la crise bancaire, mais aussi pour relancer la croissance de l’économie. » Poursauver­lemonde, explique-t-il, les banques centrales ont abusé du « quantitati­ve easing », une politique financière particuliè­rement accommodan­te, quand elle n’a pas carrément recours à « la monnaie hélicoptèr­e », qui consiste à créer de la monnaie et à la distribuer directemen­t aux citoyens.

Résultat ? Avec cet « argent magique », aucun rêve n’apparaît désormais hors de portée. « Créer en quelques années une nouvelle marque d’automobile électrique comme Tesla (2 milliards de dollars de pertes en 2017, mais une année 2020 bénéficiai­re), un projet que l’on aurait qualifié de pure folie dans l’“ancien monde”, devient possible. » En mai, rappelle Charles-Édouard Bouée, la capitalisa­tion boursière de Tesla a atteint 150 milliards de dollars, le double de celle de Volkswagen à la même date, alors que le constructe­ur américain n’avait vendu que 367 500 automobile­s en 2019, 16 fois moins que l’entreprise allemande. Bouée note par ailleurs qu’Amazon a bénéficié de dizaines de milliards d’investisse­ments sans avoir gagné le moindre dollar et

qu’Uber, lui aussi déficitair­e, ■ s’est lancé au niveau mondial dans la livraison de repas à domicile ou sur le lieu de travail, activité qui s’est révélée particuliè­rement rémunératr­ice durant la crise du Covid-19. « L’argent quasi gratuit accélère le temps. »

Cette avalanche de dollars a influé sur le développem­ent technologi­que, explique celui qui, il y a deux ans, dessinait pour Le Point une carte en réalité augmentée illustrant notre civilisati­on en mutation. « C’est comme la boule de neige qui dévale une pente: plus d’argent dans la recherche, plus de technologi­es nouvelles, plus de chiffre d’affaires et de profits et donc plus de dépenses de recherche et développem­ent. Les masses de capitaux qui s’investisse­nt aujourd’hui dans toutes les nouvelles technologi­es, depuis l’intelligen­ce artificiel­le jusqu’à la biologie ou les ordinateur­s quantiques, vont provoquer dans quelques années la création de nouveaux Titans dont les stratégies seront les mêmes que celles de leurs aînés. » Pour Bouée, les Titans ont créé leurs propres créatures : les machines. « Cet entrelacs de superordin­ateurs, de serveurs, de logiciels d’intelligen­ce artificiel­le, d’objets connectés, de réseaux, de cryptomonn­aies, de blockchain­s (bases de données partagées qui contiennen­t l’historique de tous les échanges effectués entre les utilisateu­rs depuis leur création) est en train de devenir une créature monstrueus­e, aux innombrabl­es ramificati­ons, qui régit l’ensemble des activités humaines. »

Pour le bonheur des hommes ? Pas toujours. « Les Titans de la tech font basculer le monde dans le virtuel et cassent nos modèles économique­s et sociaux, concourant à la montée des inégalités », assure l’auteur de La Chute de l’empire humain, qui, en 2017, considérai­t déjà l’intelligen­ce artificiel­le comme la deuxième arme d’extinction inventée par l’homme, après la bombe atomique. Bref, Charles-Édouard Bouée se montre plus inquiet qu’Erik Brynjolfss­on et Andrew McAfee, les économiste­s du MIT qui, en 2014, dans Le Deuxième Âge de la machine (Odile Jacob), étudiaient les effets de l’automatisa­tion sur l’avenir du travail. Les gens prennent peur et, face à des injonction­s paradoxale­s, ressentent le besoin d’appeler un titan politique qui va les protéger des autres.

« Depuis quelques années, des dirigeants sont arrivés au pouvoir en affirmant être en mesure de changer les règles du jeu, pour leur propre pays, mais aussi dans la gestion des affaires du monde, même si cela remet en jeu la paix, qu’elle soit politique ou sociale. » Des dirigeants qui, dans l’esprit de Bouée, se caractéris­ent par « leur volonté de rompre avec l’esprit de négociatio­n et de conciliati­on, d’édicter leurs propres règles de conduite, de faire basculer en leur faveur, avec brutalité, voire violence, des équilibres précaires, patiemment élaborés au cours des décennies précédente­s. » D’ailleurs, l’auteur rappelle le track-record de ces dirigeants qui veulent casser les règles. «Poutine s’est arrogé la Crimée et une partie de l’Ukraine, au mépris du droit internatio­nal ; Trump a lancé une offensive radicale contre la Chine, mettant fin à une longue période de coexistenc­e complexe mais pacifique entre Washington et Pékin, pour des résultats des plus incertains ; Xi Jinping veut étendre l’influence de la Chine par la technologi­e, l’intelligen­ce artificiel­le et la pensée confucéenn­e ; Erdogan place les élites turques en détention, veut détruire les Kurdes et poursuit le rêve de rétablir l’ancienne influence de l’Empire ottoman en Méditerran­ée ; Bolsonaro lâche la bride aux groupes d’intérêt qui lorgnent les richesses naturelles et les grands espaces d’Amazonie et d’ailleurs; Kim Jong-un joue avec les nerfs des Coréens du Sud et des Japonais, le doigt sur le bouton déclencheu­r de tirs de missiles. »

Génération spontanée. Pour redevenir libre, l’homme doit-il compter sur l’antitrust ? « Pas vraiment car de nouveaux Titans, type Zoom, apparaisse­nt tous les jours. » Expliquant que le revenu universel (« Il ne s’agit que d’une piste à affiner ») permettra de mieux vivre cette période tourmentée, CharlesÉdo­uard Bouée assure que c’est le moment de faire les grands plans de transition pour le futur «et ne pas uniquement panser les plaies du présent ». Avant de conclure l’ouvrage, il relate le témoignage de James Stockdale, vice-amiral de la marine américaine. Prisonnier durant la guerre du Vietnam, il fut emprisonné huit ans et subit la torture. Celui qui fut l’un des officiers les plus décorés de l’histoire des États-Unis appelle en temps de guerre à faire face. « Il faut prendre la mesure de la difficulté sans chercher àlaminimis­er,toutenrest­antconvain­cu de l’issue favorable. » Cela pourrait être utile. Dans la mythologie, les Titans, après une lutte acharnée, finissent par être terrassés par Zeus, aidé des Olympiens. Espérons que les batailles à venir n’emportent pas tout sur leur passage

« Les Titans de la tech cassent nos modèles économique­s et sociaux, concourant à la montée des inégalités ». Charles-Édouard Bouée

 ??  ?? Charles-Édouard Bouée est le cofondateu­r d’Alpha Intelligen­ce Capital. Il vient de publier (avec François Roche), « L’Ère des nouveaux Titans » (180 p., 18 €, Grasset).
Charles-Édouard Bouée est le cofondateu­r d’Alpha Intelligen­ce Capital. Il vient de publier (avec François Roche), « L’Ère des nouveaux Titans » (180 p., 18 €, Grasset).
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France