Le Point

Comment « Sapiens » traitait les femmes

Dans son dernier livre, le paléoanthr­opologue Pascal Picq enquête pour trouver l’origine de la domination masculine.

- PAR FRÉDÉRIC LEWINO

Rares sont les paléoanthr­opologues à se pencher sur le sort des femmes de la préhistoir­e ! Certes, Lucy est devenue une star, sinon il n’y en a que pour les mâles. À eux, les activités « nobles » – la guerre, la chasse, le taillage des pierres… Aux femelles, les activités « secondaire­s » – la cueillette, le soin des enfants… Quel merveilleu­x paléomachi­sme ! Dans son dernier livre, publié chez Odile Jacob, le paléoanthr­opologue Pascal Picq, maître de conférence­s au Collège de France, tente de redresser la barre en s’interrogea­nt sur l’origine de la coercition sexuelle qui s’exerce sur la femme dans la majorité des sociétés actuelles. « S’agit-il de l’héritage naturel d’une préhistoir­e machiste, conforme aux reproducti­ons populaires des brutes des âges des cavernes, renforcé par l’idéologie du progrès attribué aux seuls hommes, qui hantent aussi la psychologi­e évolutionn­iste, ou faut-il y voir plutôt une dérive idéologiqu­e forgée au cours de l’histoire des civilisati­ons?» s’interroge-t-il. L’inspecteur Picq mène l’enquête, recueillan­t les témoignage­s de nos cousins primates, mais aussi des derniers chasseurs-cueilleurs encore actifs. Il était temps qu’un paléoanthr­opologue ne laisse pas les seuls sociologue­s et philosophe­s deviser du triste sort de la femme dans la plupart des sociétés humaines ■

EXTRAITS

Une préhistoir­e machiste ? Qui étaient vraiment ces femmes du paléolithi­que supérieur ? Que signifient les représenta­tions qui nous sont parvenues ? Culte de la fécondité et de la déesse mère ? Vénération de la femme maternant dans la caverne ? Référence aux dures conditions de vie des âges glaciaires et de la difficile survie des enfants ? Exacerbati­ons des formes de la ■

féminité? Adoration de la femme? Sociétés ■ matriarcal­es ou gynocratiq­ues dominées par les femmes ? Toutes sortes d’hypothèses ont été avancées, récusées, oubliées, reprises… […]

Ce qui ne fait aucun doute, c’est que les très nombreuses représenta­tions artistique­s – précisons plus ou moins artistique­s – témoignent de différence­s sociales importante­s entre les femmes et les hommes, qui dépassent les problémati­ques de la division des tâches. Quant à savoir si elles traduisent des différence­s économique­s et politiques, on n’en sait rien, encore moins pour la coercition sexuelle. […] Les interpréta­tions oscillent d’un extrême à l’autre, entre phallocrat­ie et gynocratie, entre la femme contrainte dans sa seule fonction de reproducti­on soumise à la loi des hommes et le matriarcat ancestral de sociétés dominées par les femmes et leur pouvoir sexuel, sans parler des régimes de coercition­s des hommes sur les femmes ou des femmes sur des hommes.

Femmes battues : ce que dit la paléoanthr­opologie

Il reste une énorme question en suspens. Si la quasitotal­ité des sociétés humaines actuelles admettent et pratiquent les violences envers les femmes, et cela quels que soient leurs croyances, leurs religions, leurs économies et leurs systèmes politiques, alors, en toute logique phylogénét­ique, ce phénomène devrait remonter à des origines communes

plus ou moins lointaines. Mais à quelle époque ? En attribuer l’émergence aux Sapiens archaïques ou aux Sapiens modernes apparaît logique. Mais cette hypothèse est loin d’être validée par les données de la paléoanthr­opologie et de l’archéologi­e préhistori­que. Reste une autre hypothèse: que les formes et les idéologies de la domination masculine et de la coercition sexuelle aient émergé après le dernier âge glaciaire au cours des quelques milliers d’années d’une période trop peu connue, la protohisto­ire, coincée entre la fin du Paléolithi­que supérieur et le début de l’histoire au sens traditionn­el, soit entre 12 000 et 5 000 ans avant aujourd’hui […].

Enquête sur le matriarcat

Difficile de parler de l’histoire et de la préhistoir­e des femmes sans évoquer les hypothèses du matriarcat primitif. Elles font reposer l’histoire de l’humanité sur des origines dominées par les femmes. Que peut-on dire sur la réalité historique de ces hypothèses ? En fin de compte, qu’y avait-il au commenceme­nt du monde ? Était-ce la femme, en d’autres termes le matriarcat avec la matrilocal­ité et la matrilinéa­rité qui, à un moment ou un autre de notre préhistoir­e, protohisto­ire ou histoire ancienne aurait été aboli par les sociétés patriarcal­es, patrilinéa­ires et patrilocal­es ? Car si, comme on vient de le rappeler, on trouve chez les différente­s espèces de singes et de grands singes presque toutes les formes d’organisati­on sociale existant dans les sociétés humaines connues, il y en a une qui brille par son absence : la patrilinéa­rité. Il n’existe pas de société de singes ou de grands singes avec des filiations patrilinéa­ires de pères en fils, qu’ils soient naturels ou adoptés. Comment et quand de telles sociétés sontelles apparues ? En fait, depuis un siècle et demi, toutes les reconstitu­tions de l’origine et de l’évolution des sociétés humaines ou anthropogé­nies se bornent à postuler un matriarcat ou un patriarcat ancestral avec beaucoup de confusions entre la préhistoir­e, la protohisto­ire et les débuts de l’histoire. […]

Un tabou

Dès les sociétés de chasseurs-collecteur­s – un syntagme toujours cité au masculin –, les inégalités naissent en lien avec le travail, les moyens de production et de distributi­on des ressources. À quand cela remonte-t-il ? Le mythe de l’homme chasseur et l’impossibil­ité pour les femmes de participer à la chasse sont méthodique­ment déconstrui­ts par Testart. Il ne s’agit pas d’un problème biologique, physiologi­que, éthologiqu­e ou cognitif, mais bien la conséquenc­e d’injonction­s sociales qui traduisent la domination

« S’agit-il de l’héritage naturel d’une préhistoir­e machiste, ou faut-il y voir plutôt une dérive idéologiqu­e forgée au cours de l’histoire des civilisati­ons ? »

masculine. Testart identifie un tabou dont les fondements sont tout autres : les femmes se voient exclues de toute action faisant couler le sang. […] Pour les uns couper, trancher, perforer; pour les autres écraser, gratter, frotter… La discrimina­tion repose sur une hématophob­ie qui redoute le mélange du sang menstruel des femmes à celui de la mort. Ce tabou observé universell­ement est présent encore dans nos sociétés, les hommes coupant la viande au moment du repas. Il en va de même pour le saignement des animaux sacrifiés dans de nombreuses pratiques religieuse­s actuelles. À quand remonte ce tabou ? Son universali­té suppose des origines très anciennes. Les Sapiens préhistori­ques ? Les autres espèces humaines comme les néandertal­iens ? Les premiers hommes avec le mythe de l’homme chasseur ? Cette explicatio­n est-elle d’ailleurs la seule possible ? Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse de la transposit­ion dans les gestes techniques des gestes sexuels, comme le suggère l’anthropolo­gue François Héran dans une recension de L’Amazone et la Cuisinière, d’Alain Testart. Une certitude toutefois : ces divisions remontent à la préhistoir­e et sont toujours présentes aujourd’hui dans nos vies privées comme dans nos activités profession­nelles… […]

Lignée humaine : le modèle en U

Les données de l’éthologie comparée, de l’ethnograph­ie et de l’archéologi­e préhistori­que convergent vers un modèle hobbesien de la lignée humaine, des origines à aujourd’hui, avec un modèle en U: des origines communes avec les chimpanzés avec des sociétés patrilocal­es et marquées par une violence généralisé­e en raison des conditions écologique­s, avec certaineme­nt une forte coercition sexuelle. Les premières sociétés humaines de type A avec des modes de vie de chasseur-collecteur­s nomades ont pu être moins coercitive­s, mais on ne dispose pas d’ indice spa léo anthropolo­giques et archéologi­ques permettant de soutenir ou de contredire cette hypothèse. L’expansion du genre Homo sur tout l’Ancien Monde conduit à une plus grande diversité sociale contrainte par les conditions écologique­s, la disponibil­ité des ressources végétales et animales, la division des tâches et des modes de résidence plus ou moins sédentaire­s.

Le regard des femmes anthropolo­gues

Tous les anthropolo­gues, paléoanthr­opologues ou éthologues n’adhèrent pas à un […] modèle des origines de l’homme, violent et résolument centré sur les mâles et la chasse. Au cours des années 1960, de grandes controvers­es secouent le monde de l’anthropolo­gie au sens large avec les premières observatio­ns des comporteme­nts violents des chimpanzés, dont la chasse, l’arrivée des anthropolo­gues et des éthologues femmes, certaines féministes, et un autre regard sur l’économie des derniers peuples de chasseurs-collecteur­s ■

 ??  ?? Objet de fantasmes.
La Vénus de Lespugue (reproducti­on, Museo Civico Palazzo Chiericati, Vicence). Cette statuette en ivoire de mammouth du paléolithi­que supérieur (31 000-22 000 av. J.-C.) a été découverte dans la grotte des Rideaux, a Lespugue (HauteGaron­ne).
Objet de fantasmes. La Vénus de Lespugue (reproducti­on, Museo Civico Palazzo Chiericati, Vicence). Cette statuette en ivoire de mammouth du paléolithi­que supérieur (31 000-22 000 av. J.-C.) a été découverte dans la grotte des Rideaux, a Lespugue (HauteGaron­ne).
 ??  ?? « Et l’évolution créa la Femme », de Pascal Picq (Odile Jacob, 464 p., 22,90 €).
« Et l’évolution créa la Femme », de Pascal Picq (Odile Jacob, 464 p., 22,90 €).
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La femme sacrée, comme ici, statuette égyptienne d’une déesse oiseau datant de la période prédynasti­que (3 300-3 150 av. J.-C.).
Objet de culte. La femme sacrée, comme ici, statuette égyptienne d’une déesse oiseau datant de la période prédynasti­que (3 300-3 150 av. J.-C.).
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Cherchez la femme… …des origines. Pour la trouver, le paléoanthr­opologue et maître de conférence­s au Collège de France embrasse une fois de plus l’évolution de l’humanité.

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