Comment « Sapiens » traitait les femmes
Dans son dernier livre, le paléoanthropologue Pascal Picq enquête pour trouver l’origine de la domination masculine.
Rares sont les paléoanthropologues à se pencher sur le sort des femmes de la préhistoire ! Certes, Lucy est devenue une star, sinon il n’y en a que pour les mâles. À eux, les activités « nobles » – la guerre, la chasse, le taillage des pierres… Aux femelles, les activités « secondaires » – la cueillette, le soin des enfants… Quel merveilleux paléomachisme ! Dans son dernier livre, publié chez Odile Jacob, le paléoanthropologue Pascal Picq, maître de conférences au Collège de France, tente de redresser la barre en s’interrogeant sur l’origine de la coercition sexuelle qui s’exerce sur la femme dans la majorité des sociétés actuelles. « S’agit-il de l’héritage naturel d’une préhistoire machiste, conforme aux reproductions populaires des brutes des âges des cavernes, renforcé par l’idéologie du progrès attribué aux seuls hommes, qui hantent aussi la psychologie évolutionniste, ou faut-il y voir plutôt une dérive idéologique forgée au cours de l’histoire des civilisations?» s’interroge-t-il. L’inspecteur Picq mène l’enquête, recueillant les témoignages de nos cousins primates, mais aussi des derniers chasseurs-cueilleurs encore actifs. Il était temps qu’un paléoanthropologue ne laisse pas les seuls sociologues et philosophes deviser du triste sort de la femme dans la plupart des sociétés humaines ■
EXTRAITS
Une préhistoire machiste ? Qui étaient vraiment ces femmes du paléolithique supérieur ? Que signifient les représentations qui nous sont parvenues ? Culte de la fécondité et de la déesse mère ? Vénération de la femme maternant dans la caverne ? Référence aux dures conditions de vie des âges glaciaires et de la difficile survie des enfants ? Exacerbations des formes de la ■
féminité? Adoration de la femme? Sociétés ■ matriarcales ou gynocratiques dominées par les femmes ? Toutes sortes d’hypothèses ont été avancées, récusées, oubliées, reprises… […]
Ce qui ne fait aucun doute, c’est que les très nombreuses représentations artistiques – précisons plus ou moins artistiques – témoignent de différences sociales importantes entre les femmes et les hommes, qui dépassent les problématiques de la division des tâches. Quant à savoir si elles traduisent des différences économiques et politiques, on n’en sait rien, encore moins pour la coercition sexuelle. […] Les interprétations oscillent d’un extrême à l’autre, entre phallocratie et gynocratie, entre la femme contrainte dans sa seule fonction de reproduction soumise à la loi des hommes et le matriarcat ancestral de sociétés dominées par les femmes et leur pouvoir sexuel, sans parler des régimes de coercitions des hommes sur les femmes ou des femmes sur des hommes.
Femmes battues : ce que dit la paléoanthropologie
Il reste une énorme question en suspens. Si la quasitotalité des sociétés humaines actuelles admettent et pratiquent les violences envers les femmes, et cela quels que soient leurs croyances, leurs religions, leurs économies et leurs systèmes politiques, alors, en toute logique phylogénétique, ce phénomène devrait remonter à des origines communes
plus ou moins lointaines. Mais à quelle époque ? En attribuer l’émergence aux Sapiens archaïques ou aux Sapiens modernes apparaît logique. Mais cette hypothèse est loin d’être validée par les données de la paléoanthropologie et de l’archéologie préhistorique. Reste une autre hypothèse: que les formes et les idéologies de la domination masculine et de la coercition sexuelle aient émergé après le dernier âge glaciaire au cours des quelques milliers d’années d’une période trop peu connue, la protohistoire, coincée entre la fin du Paléolithique supérieur et le début de l’histoire au sens traditionnel, soit entre 12 000 et 5 000 ans avant aujourd’hui […].
Enquête sur le matriarcat
Difficile de parler de l’histoire et de la préhistoire des femmes sans évoquer les hypothèses du matriarcat primitif. Elles font reposer l’histoire de l’humanité sur des origines dominées par les femmes. Que peut-on dire sur la réalité historique de ces hypothèses ? En fin de compte, qu’y avait-il au commencement du monde ? Était-ce la femme, en d’autres termes le matriarcat avec la matrilocalité et la matrilinéarité qui, à un moment ou un autre de notre préhistoire, protohistoire ou histoire ancienne aurait été aboli par les sociétés patriarcales, patrilinéaires et patrilocales ? Car si, comme on vient de le rappeler, on trouve chez les différentes espèces de singes et de grands singes presque toutes les formes d’organisation sociale existant dans les sociétés humaines connues, il y en a une qui brille par son absence : la patrilinéarité. Il n’existe pas de société de singes ou de grands singes avec des filiations patrilinéaires de pères en fils, qu’ils soient naturels ou adoptés. Comment et quand de telles sociétés sontelles apparues ? En fait, depuis un siècle et demi, toutes les reconstitutions de l’origine et de l’évolution des sociétés humaines ou anthropogénies se bornent à postuler un matriarcat ou un patriarcat ancestral avec beaucoup de confusions entre la préhistoire, la protohistoire et les débuts de l’histoire. […]
Un tabou
Dès les sociétés de chasseurs-collecteurs – un syntagme toujours cité au masculin –, les inégalités naissent en lien avec le travail, les moyens de production et de distribution des ressources. À quand cela remonte-t-il ? Le mythe de l’homme chasseur et l’impossibilité pour les femmes de participer à la chasse sont méthodiquement déconstruits par Testart. Il ne s’agit pas d’un problème biologique, physiologique, éthologique ou cognitif, mais bien la conséquence d’injonctions sociales qui traduisent la domination
« S’agit-il de l’héritage naturel d’une préhistoire machiste, ou faut-il y voir plutôt une dérive idéologique forgée au cours de l’histoire des civilisations ? »
masculine. Testart identifie un tabou dont les fondements sont tout autres : les femmes se voient exclues de toute action faisant couler le sang. […] Pour les uns couper, trancher, perforer; pour les autres écraser, gratter, frotter… La discrimination repose sur une hématophobie qui redoute le mélange du sang menstruel des femmes à celui de la mort. Ce tabou observé universellement est présent encore dans nos sociétés, les hommes coupant la viande au moment du repas. Il en va de même pour le saignement des animaux sacrifiés dans de nombreuses pratiques religieuses actuelles. À quand remonte ce tabou ? Son universalité suppose des origines très anciennes. Les Sapiens préhistoriques ? Les autres espèces humaines comme les néandertaliens ? Les premiers hommes avec le mythe de l’homme chasseur ? Cette explication est-elle d’ailleurs la seule possible ? Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse de la transposition dans les gestes techniques des gestes sexuels, comme le suggère l’anthropologue François Héran dans une recension de L’Amazone et la Cuisinière, d’Alain Testart. Une certitude toutefois : ces divisions remontent à la préhistoire et sont toujours présentes aujourd’hui dans nos vies privées comme dans nos activités professionnelles… […]
Lignée humaine : le modèle en U
Les données de l’éthologie comparée, de l’ethnographie et de l’archéologie préhistorique convergent vers un modèle hobbesien de la lignée humaine, des origines à aujourd’hui, avec un modèle en U: des origines communes avec les chimpanzés avec des sociétés patrilocales et marquées par une violence généralisée en raison des conditions écologiques, avec certainement une forte coercition sexuelle. Les premières sociétés humaines de type A avec des modes de vie de chasseur-collecteurs nomades ont pu être moins coercitives, mais on ne dispose pas d’ indice spa léo anthropologiques et archéologiques permettant de soutenir ou de contredire cette hypothèse. L’expansion du genre Homo sur tout l’Ancien Monde conduit à une plus grande diversité sociale contrainte par les conditions écologiques, la disponibilité des ressources végétales et animales, la division des tâches et des modes de résidence plus ou moins sédentaires.
Le regard des femmes anthropologues
Tous les anthropologues, paléoanthropologues ou éthologues n’adhèrent pas à un […] modèle des origines de l’homme, violent et résolument centré sur les mâles et la chasse. Au cours des années 1960, de grandes controverses secouent le monde de l’anthropologie au sens large avec les premières observations des comportements violents des chimpanzés, dont la chasse, l’arrivée des anthropologues et des éthologues femmes, certaines féministes, et un autre regard sur l’économie des derniers peuples de chasseurs-collecteurs ■