Le Point

Ayaan Hirsi Ali : « Les attentats islamistes sont des actes de guerre»

Cette écrivaine d’origine somalienne, qui milite pour une réforme profonde de l’islam, nous livre son analyse sur les récentes attaques terroriste­s opérées en France.

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Infidel, Nomad, Heretic… les titres qu’elle a donnés à ses livres en disent long sur elle, cet esprit libre, indépendan­t et courageux comme l’époque en fait si peu. Ayaan Hirsi Ali, Néerlando-Américaine mondialeme­nt connue pour sa critique de l’islam et sa défense des droits des musulmanes – elle s’oppose depuis des années aux mariages forcés, aux crimes d’honneur et à l’excision –, a un parcours hors du commun. Née en Somalie, immigrée aux Pays-Bas en 1992, elle est devenue en 2003, à 33 ans, députée du Parti populaire pour la liberté et la démocratie, jusqu’à sa démission, en 2006. Elle a ensuite quitté les PaysBas pour les États-Unis, où elle a créé une fondation

pour la défense des droits des femmes, l’AHA Foundation. ■ L’attentat du 11 septembre 2001 a signé le début de sa prise de distance avec l’islam. Menacée par les islamistes depuis l’assassinat de Theo Van Gogh, avec lequel elle avait collaboré, défenseure de la publicatio­n des caricature­s de Mahomet par le journal Jyllands-Posten en 2005, cible régulière des chasseurs d’« islamophob­es », elle appelle dans son dernier livre, Heretic (2015), à une profonde réforme de l’islam. Après l’attentat de Conflans, elle évoque pour nous l’islamisme en France, la nécessité d’une réponse politique et les dommages du « wokism », ce nouveau politiquem­ent correct

■ PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

Le Point: Pourquoi la France a-t-elle été si souvent la cible d’attentats islamistes? Y a-t-il quelque chose de spécifique à notre pays?

Ayaan Hirsi Ali : Ce qui est probableme­nt spécifique à votre pays est le fait que ces sociétés parallèles, ce que votre président appelle le « séparatism­e islamiste », ont été autorisées à se répandre progressiv­ement pendant des décennies. Lorsque, au début des années 1990, le rêve des islamistes algériens s’est brisé, c’est la France qui en a été tenue responsabl­e. D’où les attentats qui ont suivi. D’où aussi un système efficace de contre-terrorisme mis en place dans votre pays. Mais ce système est devenu moins puissant à partir des années 2000. Après le 11 Septembre, période pendant laquelle j’allais beaucoup en France, je me rappelle que les débats étaient incessants, certaines personnes, essentiell­ement à gauche, estimant que les mesures qui permettaie­nt de repérer et de traquer les terroriste­s n’étaient pas constituti­onnelles. Au fondement de cet argument, on trouvait l’idée multicultu­raliste selon laquelle il était injuste de traiter les musulmans différemme­nt des autres.

L’autre raison est que la France s’est contentée jusqu’à présent de se focaliser sur les attentats. Au moment où un attentat se produit, elle se demande rétroactiv­ement comment une telle chose a pu se passer et recherche les musulmans radicalisé­s et leurs alliés. Mais elle s’est trop peu intéressée aux institutio­ns où se produit l’endoctrine­ment des jeunes, qui les conduit à penser que, lorsque quelqu’un commet un « acte de blasphème », ils doivent attaquer et tuer au lieu d’être simplement offensés et détourner le regard de ce qui les vexe. C’est un prêche que l’on trouve dans certaines mosquées – et une mosquée, ce n’est pas forcément un dôme magnifique, ce peut être aussi une pièce dans la maison de quelqu’un ou une cave en sous-sol. La France a ignoré une grande partie de cela. On préférait trouver des excuses: ces prêches existent parce que ces gens sont malheureux, exclus et discriminé­s.

La dernière raison tient à ce qui se passe dans les prisons. De nombreux jeunes hommes d’origine maghrébine se retrouvent en prison pour des faits de petite délinquanc­e et en ressortent islamistes. Un Français à qui je demandais un jour pourquoi on ne mettait pas davantage les violeurs en prison en France m’avait répondu grosso modo : « Ils vont y entrer violeurs et en sortir terroriste­s. » La France n’a pas assez suivi ce qui se passait dans les lieux d’incarcérat­ion.

Selon vous, y a-t-il une continuité ou une discontinu­ité entre islam et islamisme?

Dans mon livre paru en 2015, Heretic, j’explique qu’il y a un islam et trois catégories de musulmans : les premiers sont les musulmans de Médine (Medina muslims). Eux s’inspirent de la vie de Mahomet à Médine, y compris les conquêtes qu’il a menées pour étendre son influence sur la cité puis sur toute la péninsule arabe. Ces musulmans veulent répéter cette geste. Ils suivent le Coran à la lettre, comme si c’était leur GPS. La deuxième catégorie est celle des musulmans de La Mecque (Mecca muslims), qui insistent sur le fait que l’islam est une religion de paix car le Prophète, après avoir reçu ses révélation­s à La Mecque, ne faisait que prêcher, défendre la paix et la charité, sans jamais en appeler à la violence. Cette catégorie, dans le monde musulman, est la plus vaste. La troisième, surtout présente en Europe et au Moyen-Orient, je la nomme celle des musulmans modificate­urs (modifier muslims). Eux estiment que, si les idées et les actions du Prophète étaient acceptable­s au VIIe siècle, certaines ne le sont plus aujourd’hui. Et, à mon avis, c’est ce qu’il faut faire. C’est pourquoi, quand je parle d’« islamistes », c’est pour ne pas offenser les musulmans de La Mecque, car je souhaite que cette catégorie rejoigne notre combat.

Et vous-même?

Je ne suis plus croyante depuis longtemps. Et ce qui est très intéressan­t, et peut-être l’un des phénomènes aujourd’hui les moins analysés, c’est le nombre croissant de personnes qui se considérai­ent autrefois comme musulmanes et ne le sont plus. Elles changent de religion ou deviennent athées. Et quand je vois cela, je suis très optimiste.

Pensez-vous que l’islam, en France et ailleurs, devrait être régulé par l’État ?

Quand, au nom d’une religion, sont commis de façon récurrente des attentats, alors évidemment c’est le devoir de l’État que d’assurer la sécurité de ses citoyens. Il faut toujours revenir à la racine de la chose publique : le rôle de l’État n’est pas de distribuer des bons alimentair­es, mais de protéger les

« Les islamistes imposent à des enfants une idéologie du VIIe siècle. C’est un échec total de l’éducation. »

individus. C’est d’abord pour cela que nous payons des impôts. Pourquoi avoir attendu des années, notamment cette année 2015, avant de faire ce que l’État aurait dû faire de toute façon : arrêter des gens, les interroger, démanteler les réseaux ? Car, quand l’État ne joue pas son rôle, les individus décident de le faire par eux-mêmes, d’où, aux États-Unis, cette incessante discussion sur le deuxième amendement.

Que pensez-vous des récentes annonces du président de la République, Emmanuel Macron, contre le «séparatism­e islamiste» – avant même l’attentat de Conflans?

Tout dépendra de sa volonté et de sa capacité à les exécuter. Car, souvent, les leaders politiques font de grandes annonces sur le terrorisme qui sont peu suivies d’effets. Cela tient partiellem­ent au fait que, dès que l’on nomme le problème, comme Emmanuel Macron l’a fait, on est immédiatem­ent diabolisé ou considéré comme démagogue par la plupart des médias et des intellectu­els. On l’a vu en France, en Allemagne, aux États-Unis, où l’on a entendu pendant longtemps que les attentats étaient le fait de personnes extrêmes et dérangées. Cela fait des décennies que cela dure. Mais si votre président, assisté de son gouverneme­nt et de la société civile, prend vraiment le danger islamiste au sérieux, il pourra changer les choses.

Comment répondre aux musulmans qui se sentent offensés par les caricature­s du Prophète?

Dans l’histoire de l’Europe, et en particulie­r celle de la France, cette discussion a eu lieu pendant des siècles. Et, pour y répondre, nous avons établi des Constituti­ons qui protègent la liberté d’offenser. Il n’y a rien d’autre à dire. Aujourd’hui, ce sont les musulmans qui sont offensés, mais hier c’étaient les catholique­s et les protestant­s, à tel point qu’ils se faisaient la guerre. Si j’étais une enfant et que j’avais vu la caricature qu’a montrée Samuel Paty, j’aurais été amusée et non offensée. Mais ces enfants ne rient pas, car les adultes leur ont inculqué l’idée que ces images étaient offensante­s. Il nous faut parler à ces adultes de façon adulte: «Vous avez décidé de vivre en France ? Eh bien voilà notre histoire et nos valeurs, et vous devez les suivre. » Quand je vivais encore aux PaysBas, j’allais rencontrer des enfants d’origine nord-africaine nés en Hollande pour leur raconter cela. Les multicultu­ralistes et les postmodern­istes estimaient que ce que je faisais était mauvais car « colonial » et « ethnocentr­ique ». C’est la même chose chez vous. Mais si vous n’apprenez jamais ce qu’est la liberté d’expression et son histoire, vous ne les respectere­z jamais ! Les islamistes s’engouffren­t dans ce vide relativist­e et imposent à des enfants une idéologie qui date du VIIe siècle. C’est un échec total de l’éducation.

Pourquoi notre ministère de l’Éducation est-il si pusillanim­e? Pourquoi ne pas avoir été bien plus agressif contre l’islamisme et le refus de la liberté d’expression?

En France et ailleurs, les ministères de l’Éducation sont attardés. Ils n’exercent pas les devoirs que leur fonction

leur impose. Ils n’« éduquent » pas. Je ne vois même ■ pas pourquoi on les appelle encore ministères de l’« Éducation». Ils laissent chez vous les islamistes, et chez nous ce que nous appelons les wokes (« éveillés », au sens de sensibles aux injustices, notamment raciales, ce que leurs détracteur­s décrivent comme un politiquem­ent correct obsessionn­el, NDLR), faire ce qu’ils veulent. À ce propos, le wokism a beau être séculier, c’est un des courants idéologiqu­es les plus totalitair­es que j’ai jamais vus et qui cible nos enfants.

Après l’attentat de Conflans, le «New York Times» a publié un article dont le titre a changé trois fois («La police française tire sur un homme et le tue après une attaque fatale au couteau dans la rue», «La police française abat un homme qui a décapité un enseignant dans la rue», «Un homme décapite un enseignant dans la rue en France et est tué par la police»), ce qui montre la difficulté de ce journal à nommer l’attentat et la responsabi­lité de son auteur. Pourquoi?

Le New York Times est devenu « woke » – on se demande d’ailleurs de quoi ils se sont réveillés… Prenez par exemple leur Projet 1619, qui revisite l’histoire des États-Unis par le prisme de l’esclavage et de la contributi­on au pays des Afro-Américains, 1619 étant la date de l’arrivée des premiers esclaves africains en Virginie. Mais, comme le dit la formule, Go woke, go broke (« À être trop éveillés, vous finirez fauchés », NDLR). Nous verrons bien combien de temps le Times va survivre avec ce type de messages.

Vous publierez, en février 2021, un nouveau livre, « Prey: Immigratio­n, Islam, and the Erosion of Women’s Rights », sur les violences perpétrées à l’encontre des femmes par de jeunes musulmans en Europe. Pouvez-vous nous en dire plus?

Oui, mon nouveau livre étudie ce qui se passe en Europe concernant la sécurité des femmes dans l’espace public. Dans toute l’Europe, on observe que le harcèlemen­t s’est accru. C’est le fait d’hommes qui proviennen­t de sociétés où les femmes et les droits des femmes ne sont pas respectés. Or les gouverneme­nts européens font peu pour protéger ces femmes. Si cela continue, vous risquez de perdre presque toutes les avancées que vous avez réalisées en matière de droits des femmes. J’aime énormément la France – j’y allais beaucoup auparavant – et son sort m’importe au plus haut point. Je vois de loin la tragédie que vous traversez. Mon ami Pascal Bruckner a d’ailleurs bien nommé ce qui se passe en ce moment en parlant, à propos de l’attentat de Conflans, d’une « déclaratio­n de guerre ». Les Français pensent qu’il s’agit seulement d’un crime, mais ce n’est pas ça, c’est vraiment une guerre. C’est ainsi qu’il faut l’appeler.

En 2014, Brandeis University devait vous remettre un diplôme honorifiqu­e puis a retiré son offre. Vous avez donc été «deplatform­ed» avant que la pratique soit à la mode (le «deplatform­ing» consiste à empêcher des personnes controvers­ées de s’exprimer, soit en supprimant leur invitation, soit en les empêchant d’accéder au lieu où elles doivent s’exprimer, NDLR)!

L’université a pris cette décision à la suite de la pression exercée par la Muslim Student Associatio­n de Brandeis, soutenue par tout un réseau d’extrême gauche woke et postmodern­e. D’ailleurs, ce n’est pas à vous que je vais apprendre que le postmodern­isme vient de France, et vous savez comment cela se passe : ce qui vient de France prend pied aux ÉtatsUnis, est exagéré et repart vers le continent ! À l’époque, on ne voulait pas de moi au prétexte que cela heurtait les minorités musulmanes, qui par ma faute ne pouvaient apparemmen­t plus aller en cours et se concentrer. C’était pour protéger un groupe dont la taille, aux États-Unis, est restreinte. Mais aujourd’hui l’argument n’est plus de protéger une minorité, mais de prétendre que l’intégralit­é des États-Unis, voire du monde occidental, est a priori raciste et qu’il faut « corriger » cela de façon totalitair­e. Et il faut le dire et le redire : cela vient de la gauche. Celle-ci répond toujours, face aux critiques, que le danger du moment réside dans l’extrême droite et le suprémacis­me blanc. Mais j’ai regardé tout cela de près et vous savez quoi? Il n’y a pas grandchose ! Quelques idiots à tout casser. L’extrême droite a été battue de manière décisive après la Seconde Guerre mondiale. L’extrême droite d’aujourd’hui, ce n’est rien. La menace de la tyrannie vient de l’extrême gauche et nous y sommes aveugles.

C’est-à-dire?

Nous en sommes arrivés à un point où les gens ne disent plus vraiment ce qu’ils pensent. Par exemple, selon une étude publiée par l’organisati­on caritative Foundation for Individual Rights in Education, qui défend la liberté académique, 60 % des étudiants interrogés déclarent qu’ils ne se sentent pas à l’aise pour exprimer leurs opinions à cause de la réaction potentiell­e des autres étudiants, de leurs professeur­s ou de leur administra­tion.

Tout cela n’est pas réjouissan­t…

Pourtant, je reste optimiste : je pense que la majorité des gens ne veut pas de cela, ce qui va finir pas se traduire politiquem­ent. Bien entendu, ce sera long, d’autant que les États-Unis sont un pays dramatique, qui peut connaître des mouvements de balancier extrêmes. We’ll see what happens (« On verra bien ce qui va se passer »), comme dirait Donald Trump (rires) !

« La menace de la tyrannie vient de l’extrême gauche et nous y sommes aveugles. »

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Esprit libre. Ayaan Hirsi Ali, femme politique et écrivaine néerlando-américaine (ici en 2015).

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