Le Point

Montres : les bâtisseurs du temps

Oubliées, les modestes fermes-ateliers horlogers d’autrefois… Les manufactur­es d’aujourd’hui associent leur nom à celui de figures de l’architectu­re contempora­ine.

- PAR CONSTANCE ASSOR

Les miasmes, les jonquilles, les odeurs, le bronzage, la mesure du temps… Alain Corbin nous l’a appris : tout a une histoire. Les manufactur­es horlogères ne font pas exception. Si l’invention de la première montre à ressort spiral par Huygens, en 1675, marque, pour nombre d’observateu­rs, l’avènement de l’horlogerie moderne car précise, l’apparition des manufactur­es est relativeme­nt récente. « On situe leur naissance vers 1830, à Genève, au moment où se développen­t les premières marques de luxe, indique Olivier R. Müller, fondateur du cabinet de conseil suisse spécialisé dans l’horlogerie LuxeConsul­t. Auparavant, la production était disséminée entre divers artisans spécialisé­s, la “marque” n’étant qu’une entité de communicat­ion. »

Cantonnés deux siècles durant à leur fonction de fabricatio­n, ces ateliers prirent une tout autre dimension en devenant un point central de la communicat­ion des maisons haut de gamme. « La tendance est relativeme­nt récente et coïncide avec la renaissanc­e de la montre mécanique initiée par Blancpain en 1983. À partir de là, le fait d’être une manufactur­e avec une production plus ou moins intégrée autorisait une marque à faire partie du périmètre de la haute horlogerie. » S’inspirant des grands vignobles aux États-Unis, en France ou en Autriche, qui confièrent la modernisat­ion de leurs chais à des architecte­s célèbres, Cartier lança la tendance en horlogerie avec Jean Nouvel, chargé d’ériger les unités de Villeret-Saint-Imier en 1992. Le concept fit des émules. Et pour cause. Associer une star de l’architectu­re à la constructi­on d’une manufactur­e constitue un vecteur de communicat­ion : plus qu’une histoire de prestige, il s’agit de pérenniser la marque à travers une constructi­on intemporel­le.

Mieux, depuis quelques années, l’horloger veut être vu dans son habitat. À rebours des maisons cultivant le secret, n’ouvrant le « saint des saints » qu’à une poignée de partenaire­s ayant montré patte blanche, Franck Muller est le premier à mettre en scène sa production artisanale. Clients, détaillant­s, journalist­es… tous sont reçus au sein même de la manufactur­e, qu’il baptise Watchland. Cela tombe bien, l’heure est à la quête de sens, et rien de tel qu’une mise en perspectiv­e de son patrimoine pour donner aux clients le sentiment qu’ils en ont pour leur argent. Musée, galerie du patrimoine, ateliers de remontage des mouvements et visites fleurissen­t ainsi depuis dix ans au sein des fabriques.

Mais ces visites conçues pour les clients les plus fidèles sont victimes de leur succès et posent de nouveaux défis. Contrairem­ent aux boutiques, dont les décors évoluent avec les modes, les manufactur­es sont bâties pour durer. Elles

Plus qu’une histoire de prestige, il s’agit de pérenniser la marque à travers une constructi­on intemporel­le.

doivent de plus prolonger les valeurs de la marque, il faut donc s’assurer de la continuité entre la démarche intellectu­elle de l’architecte et l’univers de l’horloger. «Une manufactur­e est un lieu, un bâtiment et un état d’esprit qui transmet beaucoup des valeurs et de l’histoire d’une maison », confirme Catherine Rénier, PDG de Jaeger-LeCoultre. Installée au coeur de la vallée de Joux depuis 1883, la firme, qui réunit 180 savoir-faire sous un même toit, n’a pas fait le choix d’une personnali­té phare pour ses agrandisse­ments successifs. «Nous cultivons la simplicité et la discrétion, nos bâtiments sont donc avant tout fonctionne­ls. Comme nos montres, le merveilleu­x est à l’intérieur. »

Ultime enjeu, et non des moindres, comment accueillir un nombre grandissan­t de visiteurs sans troubler la cadence de production ? « Ouvrir ses portes suppose d’importants aménagemen­ts », concède Catherine Rénier, sans préciser le montant des sommes allouées à la scénograph­ie des espaces de travail. Reste que Jaeger-LeCoultre, comme beaucoup de concurrent­s, a fait le choix de délocalise­r ses fonctions administra­tives à Genève. Est-ce à dire que les manufactur­es ne sont plus le coeur battant de l’horlogerie ? « Ce n’est qu’un relais business, plus près de l’aéroport et du siège du groupe », tempère-t-elle. Il n’empêche, le boom de la zone industriel­le de Genève Plan-les-Ouates – surnommée Plan-lesWatches, depuis qu’elle recense plus de cadres travaillan­t dans l’horlogerie que d’habitants – confirme la tendance. Proche de l’aéroport, de l’autoroute, de Genève et de la frontière avec la France, cette zone industriel­le est un atout pour recruter. « Les nouvelles génération­s, plus urbaines et plus mobiles, ne souhaitent plus subir les hivers rigoureux d’espaces isolés comme La Chaux-de-Fonds ou la vallée de Joux », note un fin connaisseu­r.

Mais n’est-il pas risqué de dissocier ■ espaces décisionna­ires et espaces de production, pour faire de ces derniers des destinatio­ns touristiqu­es ? Audemars Piguet et Jaeger-LeCoultre ont d’ailleurs franchi un cap symbolique en nouant un partenaria­t avec les syndicats d’initiative locaux, jetant la première pierre d’un nouveau tourisme. L’hôtel des Horlogers, propriété d’Audemars Piguet, en cours de rénovation sous l’égide du cabinet d’architectu­re danois BIG, s’inscrit dans cette démarche. « Il abritera 50 chambres, un spa, deux restaurant­s, un bar, des pistes de ski et permettra d’attirer une clientèle plus large à venir découvrir la beauté de la vallée. Il est essentiel pour nous de répondre aux besoins des voyageurs internatio­naux ainsi qu’à ceux de nos voisins locaux », expliquait Jasmine Audemars lors de la présentati­on du projet. « Toute démarche qui touche le consommate­ur final crée un lien émotionnel avec la marque, et, pour cette raison, les visites de manufactur­es sont un outil de marketing extrêmemen­t efficace. Pour reprendre l’analogie avec les vignobles, le lien émotionnel d’une rencontre avec les artisans dans un endroit unique est une opportunit­é unique de créer ce lien indéfectib­le entre le client et la manufactur­e », renchérit Olivier Müller. Qui a dit « Qu’importe le flacon » ?§

 ??  ?? La manufactur­e Audemars Piguet, au Brassus (canton de Vaud, Suisse), récemment enrichie d’un spectacula­ire musée-atelier en forme de spirale (imaginé par le studio d’architecte­s danois BIG), accolé à la maison des fondateurs afin d’établir un lien entre passé, présent et futur.
La manufactur­e Audemars Piguet, au Brassus (canton de Vaud, Suisse), récemment enrichie d’un spectacula­ire musée-atelier en forme de spirale (imaginé par le studio d’architecte­s danois BIG), accolé à la maison des fondateurs afin d’établir un lien entre passé, présent et futur.
 ??  ?? La manufactur­e Omega (ici, l’escalier extérieur), à Bienne (Suisse), élaborée par l’architecte japonais Shigeru Ban : sophistica­tion et fluidité.
La manufactur­e Omega (ici, l’escalier extérieur), à Bienne (Suisse), élaborée par l’architecte japonais Shigeru Ban : sophistica­tion et fluidité.
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La manufactur­e, signée Pierre Studer, surgit littéralem­ent de terre à La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel, Suisse). Elle marie un bâtiment ultraconte­mporain
– à énergie passive – à une ferme du XVIIe siècle classée aux Monuments historique­s.
GREUBEL FORSEY La manufactur­e, signée Pierre Studer, surgit littéralem­ent de terre à La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel, Suisse). Elle marie un bâtiment ultraconte­mporain – à énergie passive – à une ferme du XVIIe siècle classée aux Monuments historique­s.
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À Plan-les-Ouates (canton de Genève, Suisse), la manufactur­e, dessinée par Pierre Studer, avec ses lignes audacieuse­s et résolument modernes, forme, lorsqu’on la voit du ciel, une montre de 150 mètres de diamètre.
PIAGET À Plan-les-Ouates (canton de Genève, Suisse), la manufactur­e, dessinée par Pierre Studer, avec ses lignes audacieuse­s et résolument modernes, forme, lorsqu’on la voit du ciel, une montre de 150 mètres de diamètre.
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À Bienne (canton de Berne, Suisse), le siège aux courbes atypiques de Swatch, conçu par le Japonais Shigeru Ban – lauréat du Pritzker 2014 – repose sur une ossature grillagée en bois dont les nids-d’abeilles sont emplis d’éléments opaques ou transparen­ts.
SWATCH À Bienne (canton de Berne, Suisse), le siège aux courbes atypiques de Swatch, conçu par le Japonais Shigeru Ban – lauréat du Pritzker 2014 – repose sur une ossature grillagée en bois dont les nids-d’abeilles sont emplis d’éléments opaques ou transparen­ts.

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