Le tourbillon de la vie
Le symbole des complications serait-il un usurpateur ? Certes, il est parfois contesté, mais le tourbillon reste une icône de la haute horlogerie. Analyse.
En concevant le tourbillon, en 1801, Abraham-Louis Breguet a fait coup double. Non seulement il a trouvé le moyen d’améliorer la précision des mouvements horlogers, mais il a envoyé aux oubliettes les noms d’autres précurseurs. Qui, hormis les spécialistes, se souvient de Peter Henlein, considéré comme le créateur de la première montre, en 1508 ? De Daniel Quare, qui imagina la complication répétition minute en 1680 ? De Perrelet, à qui est attribuée l’invention du premier garde-temps automatique, en 1770 ? Non, la mémoire collective place au Panthéon de l’horlogerie le seul tourbillon, qui a connu une renaissance au début des années 1990 et équipe aujourd’hui les plus belles pièces des grandes manufactures.
Rappelons que ce concept a été pensé pour contrer les effets négatifs de l’attraction terrestre sur le fonctionnement des montres, soumises elles aussi à la loi de gravitation universelle. Il fallut cinq ans à Breguet pour mettre au point sa solution consistant à enfermer le balancier et l’échappement dans une petite cage mobile effectuant un tour par minute. Si cette rotation permanente « lissait » les écarts de marche, on sait à présent que ce tourbillon n’était que partiellement efficace : imaginé pour les montres de poche tenues verticalement au bout d’une chaînette, il ne compensait pas les effets de la gravité dans toutes les positions. Il fut donc nécessaire au cours de ces dernières décennies d’ajouter des axes de rotation pour offrir au tourbillon une efficacité optimale en versionmontre-bracelet.Jaeger-LeCoultre proposa ainsi son Gyrotourbillon et son Sphérotourbillon, tandis que d’autres maisons horlogères explorèrent avec succès des pistes différentes, à l’image de Blancpain et de son Carrousel Volant Une Minute, ou de Cartier et de son Astrorégulateur. Pourtant, c’est bien le tourbillon qui continue de symboliser la précision ultime. On a même vu apparaître des montres à triple tourbillon (Antoine Preziuso) ou quadruple tourbillon (Greubel Forsey).
Le jeu en vaut-il la chandelle, à l’heure où le gain de poids obtenu par l’utilisation de matériaux high-tech et l’usage de lubrifiants remarquablement efficaces permet d’atteindre une précision maximale ? Que cherche-t-on vraiment à obtenir en intégrant un tourbillon dans une montre ? « On est dans le domaine du symbole », estime Christian Selmoni, directeur Style & Patrimoine chez Vacheron Constantin, qui voit dans le tourbillon une complication aussi historique que mythique. « Spectaculaire et
« Le tourbillon génère un sentiment d’exclusivité chez celui qui dispose d’un modèle de ce type. » Christian Selmoni (Vacheron Constantin)
à forte valeur perçue, il génère un sentiment d’exclusivité chez celui qui dispose d’un modèle de ce type », ajoute-t-il. Il est vrai que les montres à tourbillon figurent parmi les plus coûteuses du marché, la plupart des manufactures en faisant le porte-drapeau de leur savoir-faire technique et artistique. Purnell propose par exemple une pièce réunissant deux Spherion (tourbillon trois axes à haute vitesse) sertis de diamants, ne pesant chacun que 0,8 gramme. Pour Maurizio Mazzocchi, qui dirige cette maison, l’enjeu dépasse la quête de précision et l’objectif est d’offrir un spectacle visuel. « Le tourbillon représente un fabuleux territoire d’expression pour les finitions main », confirme-t-on chez Vacheron Constantin.
Matériaux de pointe. Certains estiment pourtant que le tourbillon, devenu le symbole même de la haute horlogerie, joue les usurpateurs parmi les complications puisqu’il n’en est pas une, stricto sensu ! Une véritable «complication» doit en effet ajouter une fonction supplémentaire au simple affichage des heures et des minutes, à l’image du chronographe, de la répétition minute ou du quantième perpétuel. « Ce n’en est peut-être pas une au sens purement horloger, mais son aspect fascinant, sa complexité et son exigence dans l’assemblage comme dans le réglage en font une complication en termes de construction », estime Christian Selmoni, qui admet le paradoxe tout en le justifiant. Richard
Mille s’est fait une spécialité de pousser l’exercice dans ses ultimes retranchements en intégrant un tourbillon dans des montres ultrasportives. Une audace qui, au début des années 2000, a pu être assimilée à une provocation. « Il y a vingt ans, une montre tourbillon était considérée comme fragile, aujourd’hui vous pouvez jouer au tennis, au golf, plonger à 300 mètres », assure Salvador Arbona, directeur technique mouvements de la maison, qui explique comment la nouvelle RM 27-04 Tourbillon Rafael Nadal résiste à la puissance des coups du tennisman espagnol : « La compréhension des effets des vibrations est très importante et nous avons développé des solutions techniques pour que les cages de tourbillon encaissent dans les meilleures conditions les impacts ainsi que les variations d’accélération. » L’utilisation de matériaux de pointe possédant la rigidité et la stabilité physique nécessaires permet ainsi à la RM 27-04 de subir en laboratoire des chocs atteignant 12 000 g ! Roger Dubuis inscrit également le tourbillon dans la modernité avec un modèle comme l’Excalibur Spider Carbon 3 intégralement fabriquée en composite. «Utiliser le carbone donne du sens à notre démarche, confie Gregory Bruttin, directeur de la stratégie produit. Sa légèreté et sa résistance en font la matière idéale pour une cage de tourbillon. » Franck Muller joue aussi la carte du grand spectacle horloger au travers de sa Vanguard Revolution 3 Skeleton dotée d’un tourbillon trois axes, tandis que certaines manufactures le conjuguent au féminin, à l’image de Bvlgari avec sa Serpenti Seduttori (le tourbillon pour dames le plus petit au monde), ou de Chanel qui propose sa Première en version tourbillon volant, qui semble léviter.
Prenant le contre-pied des marques qui accordent la vedette au tourbillon, plusieurs maisons choisissent de le placer au dos du boîtier. On citera Laurent Ferrier, fervent défenseur de l’élégance discrète, ou Glashütte Original, qui dévoile une édition limitée Alfred Helwig Tourbillon 1920 ne laissant rien deviner de sa complexité. Mais nous achèverons ce tour d’horizon avec Breguet, qui vient de rendre hommage à son illustre fondateur en concevant un modèle Classique Double Tourbillon Quai de l’Horloge, dont le nom rappelle l’adresse parisienne où Abraham-Louis Breguet inventa le tourbillon
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« Il y a vingt ans, une montre tourbillon était considérée comme fragile, aujourd’hui vous pouvez jouer au tennis, au golf, plonger à 300 mètres. » Salvador Arbona (Richard Mille)