Franche connexion
Concurrencée par les géants de la tech, l’industrie horlogère contre-attaque avec une offre alléchante de smartwatches de luxe. Au risque de se cannibaliser ? PAR CONSTANCE ASSOR
Personne n’y croyait, mais c’est un fait : depuis un an, il se vend plus d’Apple Watch que de montres suisses. La montre mécanique haut de gamme helvétique a beau avoir survécu au quartz japonais dans les années 1970, l’assaut mené par de nouveaux acteurs depuis 2015 ne présage guère des jours heureux pour la bonne vieille tradition. D’autant que « rien ne sert de courir vite, il faut partir à point ». Or les horlogers – à quelques exceptions près – ont longtemps regardé avec dédain l’essor des montres connectées, laissant le champ libre aux géants de la tech pour se déployer grâce à des budgets R & D colossaux, un quasi-monopole sur les logiciels nécessaires au fonctionnement et un réseau de distribution très étendu. Dès lors, comment rivaliser ? Et quelle valeur ajoutée les manufactures de luxe peuvent-elles apporter à ces objets fonctionnels ?
Un rendez-vous manqué
Ironie du sort, la première montre connectée serait une invention suisse. Pour attribuer avec certitude la paternité du concept, il convient de définir les termes du sujet : qu’est-ce qu’une smartwatch ? « À question simple, réponse compliquée ! rétorque Oliver R. Müller, fondateur du cabinet de conseil LuxeConsult. Est-ce une montre connectée ou une montre avec des fonctions additionnelles que l’on ne trouve pas sur une montre conventionnelle ? Je prendrai la première hypothèse d’une montre connectée avec la Seiko Receptor, présentée en 1990. En 1993, Swatch Group lançait une montre avec un système de “pager”, donc uniquement avec une fonction push pour des messages courts. Pour finalement lancer la Swatch Paparazzi en 2004, que l’on peut réellement considérer comme la première vraie montre connectée avec des accès fournis par MSN [le service de news de Microsoft, NDLR]. »
Pionniers, les Suisses auraient donc pu exploiter le filon. Pour comprendre leur mépris initial, il faut faire le parallèle avec le quartz. Sûrs de leur suprématie mécanique, nos voisins se sont crus intouchables. Bien qu’ils aient maîtrisé la technologie avant leurs concurrents, c’est l’entreprise japonaise Seiko qui a lancé la première montre-bracelet à quartz en 1967. Cette montre révolutionnaire avait une précision phénoménale en termes de mesure du temps, un confort pour l’utilisateur (toujours à l’heure, même après des mois passés dans un tiroir), et cela à un prix dérisoire comparé aux montres mécaniques. Leur attitude vis-à-vis des montres connectées n’est qu’une cruelle répétition de l’histoire. « Un péché d’orgueil », jugent les plus sévères.
Le déclic Apple
À présent, le segment des smartwatches ne cesse de croître. En 2019, près de 70 millions de montres connectées ont été vendues, Apple détenant 55 % de parts du marché quand l’ensemble de l’industrie horlogère suisse, qui n’en a vendu que 20,6 millions, en a un peu plus de 29 %. Pis, en 2020, dans un contexte de crise sanitaire, les ventes des montres suisses s’effondrent pour la majorité des marques, qui enregistrent leur plus mauvais résultat en volume depuis 1947 : il s’en sera ainsi vendu quelque 14 millions… Et ce alors que le marché des montres connectées
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augmente de plus de 20 % depuis ■ le début de l’année et qu’il y aura autant de montres connectées vendues en un trimestre que de montres traditionnelles en une année !
Si le succès a été rapide, il n’a pas été immédiat. « L’Apple Watch 4 a provoqué le déclic, car elle a été la première montre à répondre réellement à une attente du public. Apple a compris qu’il fallait se focaliser sur une application du produit: la santé! Les smartwatches qui se vendent bien vont audelà de la simple mesure du temps et deviennent des appareils de mesure connectés qui vous permettent d’évaluer vos performances physiques (TAG Heuer, Garmin) et vos principaux indicateurs physiologiques (Apple), ainsi que de faire le lien avec des informations qui sont dans votre iPhone », décrypte Oliver R. Müller.
Très haut de gamme, applis dédiées au sport ou au tourisme, chaque marque a son territoire d’utilisation.
La techno et le design
TAG Heuer a pris le train en marche dès 2015. « Sans certitude à l’origine, confie Frédéric Arnault, PDG de la firme. Les avis divergeaient : les uns y voyaient un gadget sans réel avenir, les autres pressentaient une révolution, qui, comme celle du quartz, allait complètement changer la donne. Nous avons investi pour évaluer le potentiel. » La valeur ajoutée portait, à l’époque, principalement sur le design, la manufacture ayant fait le choix d’un boîtier semblable à celui d’une montre traditionnelle, la versatilité en plus, grâce à un ensemble de cadrans numériques interchangeables. « Notre parti pris esthétique a été un atout, mais il n’était pas suffisant. Nous avons donc dans un deuxième temps développé une vision du produit plus ambitieuse, explique-t-il. Il a fallu pour cela être capable de maîtriser la technologie, du moins certains aspects. Le succès des premières générations aidant, nous avons misé sérieusement sur la partie technologique. » En pratique, une équipe de 40 personnes, sise à Paris, se consacre à plein temps au développement des montres connectées, faisant ainsi de TAG Heuer l’une des rares marques présentes sur le segment et la seule à investir aussi massivement.
Au mois de mars, TAG Heuer présente la Connected, montre polyvalente, orientée sur le sport et équipée de la technologie Wear OS by Google. « On compare beaucoup les montres connectées en termes de fonctionnalités et de solidité technologique – qui leur donnent une utilité quotidienne –, mais pour le client, ce qui les différencie vraiment, c’est le design », analyse Frédéric Arnault. Les lignes de la Connected sont inspirées de l’horlogerie et les matériaux choisis (acier, titane, céramique) en font un produit de luxe. Le système de bracelets interchangeables et ajustables allié au choix – peu courant – d’une couronne rotative associée à deux poussoirs en fait un accessoire adapté à la pratique du sport. Plus particulièrement à la course, au cyclisme et au golf, sur lesquels la marque se concentre. Leur application de golf a, du reste, la réputation d’être la plus performante: elle présente 99 % des parcours situés dans le monde avec une cartographie 3D précise et des mises à jour régulières, donne la distance des obstacles, assure le suivi des coups, fournit des statistiques personnelles et recommande même la meilleure zone à cibler en fonction de ses parcours antérieurs. De nouvelles fonctionnalités liées au bien-être sont en préparation, mais pas question de trop se diversifier : «Pour tirer notre épingle du jeu, il faut que l’on ait des points saillants de différenciation, où l’on soit meilleur que les autres », conclut le PDG de TAG Heuer.
Des identités bien définies
Cette stratégie de niche semble faire l’unanimité, chaque marque ayant son territoire d’utilisation. Hublot table sur le très haut de gamme. Boîtier en céramique high-tech, bracelet en caoutchouc, système breveté One Click pour en changer facilement et production en série limitée : la Big Bang e reprend en version connectée les codes du best-seller de la firme. L’appli Hublot Loves Football permet, quant à elle, de recevoir des notifications en lien avec la Ligue des champions de l’UEFA. Son prix, fixé à 7 000 euros, fait d’elle la
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