Le Point

Journal : Morand, côté obscur

Est-il temps de faire le ménage ? Longtemps inaccessib­le, le terrible journal de l’auteur de L’Homme pressé paraît en librairie. Ainsi qu’une biographie bénéfician­t de documents inédits. Du Morand très noir. La fin d’une longue indulgence ?

- PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN

Paul Morand – mais lequel ? L’amateur d’antipodes ou l’auteur du très hexagonal France la Doulce ? L’ami de Proust ou celui de Pierre Laval ? Le virtuose du décalage horaire ou l’antisémite dont la montre s’est bloquée sur le méridien de Vichy ? Le virtuose d’Hécate et ses chiens et de Parfaite de Saligny ou le navrant diariste du Journal inutile ? Le merveilleu­x écrivain ou le sale type ?

Pour Pauline Dreyfus, sa nouvelle et talentueus­e exégète, tous ces profils recèlent leur part de vérité. Et la biographie qu’elle consacre à Paul Morand ne tient pas spécialeme­nt à expédier en enfer un écrivain qui, né sous le signe des Poissons, fut sans cesse « ondoyant et divers ».

Afin d’y voir plus clair, la biographe, en bonne disciple de Sainte-Beuve, s’empare de tout ce qui se présente : l’oeuvre et la vie, la légende et les faits, les ouvrages publics et les archives secrètes, les correspond­ances privées, les aveux truqués ou sincères et, surtout, ce fameux Journal inédit (couvrant les années 1939-1943) qui somnolait dans un coffre-fort et qu’Antoine Gallimard lui a enfin permis de consulter. Le résultat est, à tous égards, stupéfiant.

Paradoxe : Morand n’est pas devenu tout de suite l’homme antipathiq­ue qu’il sera bien vite. Il a commencé par être charmant et séducteur. Et ses débuts dans l’existence, où tout scintille d’emblée, éblouissen­t. Il est alors irrésistib­le, s’établit comme représenta­nt officiel de l’exotisme en littératur­e, fait « jazzer » le français (dixit Céline), invente le bronzage (avant Cocteau), adore les bolides (Hispano, Talbot, Aston Martin…), les femmes, les bals, Le Boeuf sur le toit, les étoffes de Savile Row et les lambris d’ambassade. Dans une époque qui trottine, cet inlassable voyageur – une sorte de Barnabooth moins prude, plus « cosmopolis­son » – avance au galop et prend « des leçons de planète » quand ses contempora­ins suffoquent dans leurs cols durs. Il possède, comme personne, le goût du bonheur. Sait se faire aimer (de Misia Sert, d’Alexis Léger, des Beaumont, de tout le « gratin révolté »), et possède assez de discerneme­nt pour se choisir les meilleurs maîtres (Giraudoux, Berthelot…). Afin de parfaire sa jeune réputation, il s’inscrit même au club des visiteurs nocturnes qui viennent bavarder avec Proust, cet homme « qui eut si vite fini de vivre » – et obtient une flatteuse préface à Tendres Stocks, son premier livre. De quoi faire pâlir d’envie tous les jeunes ambitieux qui se lancent dans la vie…

Or, chez ce prosateur d’exception, qui se présente aussi comme un expert en soupapes et cylindres, on repère déjà quelques faiblesses : un coeur nativement sec ; une vanité inextingui­ble ; la peur de manquer ; le tropisme aristocrat­ique si fréquent chez les petits-bourgeois ; la passion du luxe qui, grâce à sa « cathédrale » de l’avenue Charles-Floquet payée par sa riche épouse, impression­nera deux ou trois génération­s d’écrivains… En faut-il davantage pour mal tourner ? Emmanuel Berl disait de Drieu la Rochelle que le fascisme l’avait pris « comme un diabète » : le même phénomène se produira, au fil des années 1930, avec Morand qui perçoit, partout, les symboles d’une insupporta­ble « décadence ». Des symboles ? C’est-à-dire les « nègres », les homosexuel­s et les juifs – même s’il continue d’admirer Proust, de célébrer la «magie noire » et de dîner chez les Rothschild. Deux femmes – l’épouse, Hélène Soutzo, dite « la Chouette »,

Paradoxe : Morand n’est pas devenu tout de suite l’homme antipathiq­ue qu’il sera bien vite. Il a commencé par être charmant et séducteur.

monstre très chic et haineux, et l’une de ses ■ maîtresses, May de Brissac – vont parfaire son éducation antisémite, surtout l’épouse (qui fut pourtant la seule femme que Proust demanda en mariage) et qui, quand elle rencontre des «israélites» en 1945, s’étonne à voix haute : « Les juifs, c’est bizarre, n’ont jamais été aussi nombreux depuis qu’on les a exterminés… »

Sur ce point, Pauline Dreyfus récuse, preuves à l’appui, la thèse de ceux qui, voulant disculper Morand de ses délires, les mettent volontiers sur le compte de ces mauvaises influences féminines. Il est vrai que la lecture du fameux Journal inédit achève de lui, et de nous, prouver que Morand s’est acharné, tout seul, à tomber du mauvais côté de l’Histoire. Un exemple, parmi cent autres, cueilli dans une lettre à son épouse : « Ce matin, dans le parc, j’ai vu un juif sur un pur-sang. Toute la noblesse du cheval blanc était écrasée par la masse ignoble et triomphant­e du youpin… »

« Von Paulus ». À partir de là, Morand (qui avait été dreyfusard par anticonfor­misme mondain) n’en finit plus de s’égarer : il fréquente l’abominable Darquier de Pellepoix, offre du caviar à Pétain, hait la France libre de «Gaulle» (il refuse la particule du Général), mérite auprès des Allemands le surnom de « von Paulus » et, devant les déportés qui reviennent des camps, déplore « ces nuées de Bloch et de Lévy qui rentrent chez eux». Sa correspond­ance méphitique avec Jacques Chardonne, bientôt suivie par le très bilieux Journal inutile, ne fera que confirmer le pire. Sur tous ces épisodes, le travail de Pauline Dreyfus jette une lumière glauque et terribleme­nt précise.

Quant aux dernières années de Morand, elles ont l’élégance des résurrecti­ons tardives. On y trouve l’élection à l’Académie et le zèle des jeunes « Hussards » qui font de cet homme amer leur totem anti-Sartre. Il n’est plus qu’un sage furieux et digérant son amertume d’exilé. Il reste fidèle à l’esprit de la collaborat­ion. Il n’a rien appris, rien oublié. Et ressemble désormais au « Chinois » du café Florian. Mais il a encore le temps, mystérieus­ement, d’écrire un chef-d’oeuvre (Venises) et il permet à son coeur sec de vibrer à deux reprises : à la mort de Roger Nimier qu’il aima comme le fils qu’il n’eut jamais. Et à celle de « la Chouette » auprès de laquelle il repose, à Trieste – et qui, certains jours, l’appelait « Toutou »

Paul Morand, par Pauline Dreyfus, (Gallimard, 496 p., 24 €). En librairie le 15 novembre.

PAULINE DREYFUS, SA BIOGRAPHE « Paul Morand n’était pas né antisémite, il l’est devenu. Le notable parisien, affolé par la crise économique et effaré par l’arrivée massive de juifs allemands, écrit « France la Doulce ». L’antisémiti­sme de Morand, c’est l’autre nom de son inquiétude de dégringole­r de l’échelle sociale. »

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