Roman : naître fille
En grammaire – française –, c’est une loi, un empire : « Le masculin l’emporte sur le féminin. » En orthographe, c’est la guerre : « L’écriture inclusive ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? » écrit Camille Laurens. Qu’en est-il en littérature ? Dans son dernier roman, Laurens hisse le drapeau blanc et s’attache à l’essence de la question : le langage. Avec subtilité et une certaine gourmandise, elle explore les mots, les expressions, tout ce qu’ils disent ou imposent, d’emblée, à une fille. Commençons par le commencement. Dans le bain utérin, « je ne vois rien », dit le médecin à la mère de Laurence Barraqué, l’héroïne. Autrement dit, quand c’est une fille, « il n’y a rien à voir, circulez », explicite Camille Laurens. Une fois jetée dans l’atmosphère, ça ne s’arrange pas pour celle qui n’est forcément qu’un garçon raté. Entre un père notable de province mauriaquisant, une mère soumise bovarysante et une soeur qui prend la poudre d’escampette, Laurence, « le garçon fait fille », endure. À la maison, à l’école, à la bibliothèque, les mots (et les mains) adultes sous-classent et punissent. « Si tu étais née en Inde ou en Chine, tu serais peut-être morte. À Rouen, tout va bien. On t’aime quand même. » Ouf ! Un jour, alors que le type du recensement recense : « Vous avez des enfants ? » demande-t-il au père. « Non, j’ai deux filles », répond-il. Dans les années 1960, en France, il fait toujours meilleur être un garçon que sa soeur ou sa mère. Autrement, non seulement on morfle, mais on paie. « Tout ce qui est féminin déçoit, écrit Camille Laurens, déchoit. Garçon, c’est un constat. Garce, c’est un jugement. Le mot, en changeant de genre, devient mauvais. Mais il a des pouvoirs. » Comme celui d’enfanter, par exemple. Des mots, des garçons et… des filles. C’est ce que fait Laurence : une fille. Qui, une fois grande, tombe amoureuse d’une autre fille, parce qu’elle trouve que « c’est merveilleux, une fille ». C’est la dernière phrase du roman. La première était : « C’est une fille. » Entre les deux, il y a un joli mot et un roman d’apprentissage aussi tendre et puissant que Laurence est « Barraqué ». Il y a un « je » qui se promène à toutes les personnes du féminin singulier (« tu » et « elle ») ; il y a un monde et un corps, et la vie de cette fille que l’on serre longtemps dans ses bras et sa mémoire. C’est la plus vigoureuse autofiction – ou « écriture de soi », préférerait-elle – de Camille Laurens. Une merveille de livre, MeToo sans le hashtag et l’hystérie, tout en justesse et en poésie (et en bon français)
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Fille, de Camille Laurens (Gallimard, 240 p., 19,50 €.)
« GARÇON, C’EST UN CONSTAT. GARCE, C’EST UN JUGEMENT. LE MOT, EN CHANGEANT DE GENRE, DEVIENT MAUVAIS. MAIS IL A DES POUVOIRS. »