Le Point

Ce que contiennen­t les mystérieus­es valises de Jean Genet

L’exposition de l’Imec dévoile le contenu des archives que l’écrivain avait confiées à Roland Dumas : captivant.

- PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

Dans ce petit bureau où Roland Dumas nous reçoit, ce jour d’automne, extraordin­airement alerte et dispos pour ses 98 ans, débarqua, début avril 1986, son client et ami Jean Genet, de retour du Maroc – le pays chéri où il est enterré. Il se savait condamné par un cancer. « Il est venu avec des valises. Et m’a dit : “Vous en ferez ce que vous voudrez.” Et moi : “Je peux les brûler ? – Eh bien, vous les brûlerez !” C’était Genet, l’insolence, mais dans l’intelligen­ce, un homme qui savait jusqu’où il pouvait aller », raconte celui qui fut son avocat depuis les années 1960. Le soir même de cette rencontre, Roland Dumas se plonge dans ce « fourre-tout » si éclairant aujourd’hui, exposé à l’Institut Mémoires de l’édition contempora­ine (Imec), à Caen. «Non seulement il me les donne, mais il m’en donne la responsabi­lité ! Je les ai gardées ici, c’était sacré, il y avait des manuscrits inédits, ça me brûlait les doigts, je ne me sentais pas capable d’apprécier la juste valeur de ses archives. J’ai beaucoup hésité avant de les donner, mais, appréciant beaucoup Albert Dichy [directeur littéraire de l’Imec et spécialist­e de Genet, NDRL], j’ai fait mon choix, et j’en suis heureux. »

C’est ce trésor, rouvert en 2005, que l’on peut désormais voir à l’abbaye d’Ardenne. Il représente un moment historique dans la connaissan­ce de la fin du parcours et du mode de travail d’un écrivain de cette trempe : alors qu’il disait ne plus écrire, « bouche cousue » depuis le suicide de son ami Abdallah (dédicatair­e du Funambule) en 1964, il ne cesse de jeter des phrases sur toute forme de support, coupures de journaux, couverture­s de blocs, pensées jaillissan­tes, phrases éclairs, ferments de ce qui allait constituer son manuscrit en cours, Un captif amoureux, son chant d’amour aux Palestinie­ns, publié un mois après sa mort. C’est un trésor qui fait du catalogue de cette

exposition, remarquabl­ement établi par Dichy, une lecture passionnan­te pour comprendre l’âme rebelle de l’écrivain, qui renvoie par ses questionne­ments et ses prises de position à notre époque de manière fulgurante : le rôle de la prison, le terrorisme, le Moyen-Orient, l’homosexual­ité, préfiguran­t nos débats sur les rapports entre Noirs et Blancs : « Les Noirs devraient se méfier du Blanc même de celui qui montre la meilleure foi.» Autant de positionne­ments issus de son propre parcours d’exclu qui resterait toujours aux côtés des exclus contre l’institutio­n.

David Bowie. Dessins de son ami Jacky Maglia, La Lumière et l’Ombre, magnifique texte introspect­if sur son voyage à Istanbul, scénario de Divine – adaptation de Notre-Dame-des-Fleurs écrite pour David Bowie et dont on ignorait qu’elle fût achevée – et autres découverte­s impression­nantes… Lire ces pièces d’archives, c’est un peu comme si l’on pénétrait dans le bureau d’un écrivain. Sauf que le nomade n’en eut jamais, pas plus que de maison ou d’adresse. Et que son bureau, c’étaient ses valises.

Ce trésor, Dumas l’a obtenu au bout d’une relation ■ de confiance tout à fait particuliè­re, au regard des artistes et intellectu­els (Bataille, Artaud, Chagall, Picasso, Lacan, Giacometti, une succession… problémati­que) dont il a été l’avocat. Alors que, dans le Paris des années 1960, il défendait les porteurs de valises de la guerre d’Algérie, le jeune Dumas est sollicité par son amie l’éditrice Paule Thévenin – d’origine limousine, comme lui, et dont il était tombé amoureux au lycée de Limoges – pour répondre à la demande de Jean Genet, qui cherche un avocat. « Je l’avais lu, je savais que c’était un grand écrivain, j’adorais le poème Le Condamné à mort, c’était comme si on me proposait de connaître Victor Hugo ! J’étais déjà engagé avec les Algériens, donc nos options coïncidaie­nt. » Dumas va défendre devant le tribunal militaire le coureur automobile Jacky Maglia, ami de Genet (dont il est devenu l’exécuteur testamenta­ire) et poursuivi pour désertion à la fin de la guerre d’Algérie, un épisode auquel Pompidou eut son rôle à jouer (à lire dans les souvenirs de Roland Dumas, Dans l’oeil du Minotaure, Cherche Midi).

Aujourd’hui, Dumas se souvient encore de l’arrivée de Genet chez lui. « Le soir, tard, vers 23 heures, on sonne, je vois un petit bonhomme avec un blouson de cuir, Pigalle, qui me dit : “Genet.” Et m’explique pourquoi il m’a choisi : “Vous m’avez beaucoup plu, vous savez pourquoi ? Parce que vous n’avez pas l’accent de Paris.” J’avais encore beaucoup l’accent du Limousin à l’époque. » Dans les valises que l’Imec expose se trouve une lettre de Pierre

« N’étant ni archiviste, historien, et rien qui ressemble à cela, je n’aurai raconté ma vie qu’afin de réciter une histoire des Palestinie­ns. » Extraits des archives Genet

Goldman, le militant d’extrême gauche, écrivant à Genet qu’il ne compte pas prendre pour avocat « un ténor du barreau progressis­te ». Comme Roland Dumas ? « Oui, ce doit être moi », sourit celui qui se reconnaît.

« On parlait des soirées entières, il était à la fois soupe au lait, brutal, délicat, majestueux, insolent. Un soir, je lui ai laissé mon bureau pour qu’il puisse y recevoir seul à seul son premier éditeur, Marc Barbezat. » Dans une affaire criminelle où il défend deux prévenus homosexuel­s, Dumas demande son point de vue à l’écrivain, lequel rédige une note que l’on découvre ici, ajoutée à la donation. Ces valises, ce sont quinze ans d’écriture de Genet, qui n’a pas publié depuis Les Paravents, en 1961, et s’est tourné depuis Mai 68 vers l’engagement politique – en faveur des Black Panthers, puis des Palestinie­ns à partir de 1970. « De son voyage dans les camps, dit Roland Dumas, dont la tendresse pour l’écrivain est manifeste, lui qui vit entouré de photos de Genet et d’un portrait de lui par Giacometti, je me souviens combien il était ému en me racontant que la mère d’un des combattant­s avait la gentilless­e de lui apporter du café chaud pour le réveiller. Et on sentait que le geste de cette femme était plus important que toute autre considérat­ion, c’est le poète, l’enfant abandonné qui a cherché sa mère toute sa vie. »

« Les valises de Jean Genet », du 30 octobre 2020 au 31 janvier 2021, Imec, abbaye d’Ardenne, 14280 Saint-Germain-la-Blanche-Herbe. À lire absolument : Les Valises de Jean Genet. Rompre, disparaîtr­e, écrire, d’Albert Dichy (Éditions de l’Imec, 30 €).

 ??  ?? Valise. Une des deux valises déposées par Genet chez Roland Dumas, son avocat, un fourre-tout d’une importance capitale qui raconte quinze ans d’écriture et de vie, le bureau nomade de l’écrivain.
Valise. Une des deux valises déposées par Genet chez Roland Dumas, son avocat, un fourre-tout d’une importance capitale qui raconte quinze ans d’écriture et de vie, le bureau nomade de l’écrivain.
 ??  ?? Divine surprise. Dans les années 1970, Genet avait terminé l’adaptation pour le cinéma de son premier roman,
« Notre-Dame-desFleurs », à la demande de David Bowie, qui rêvait d’interpréte­r le rôle de Divine. Retrouvé dans les valises de l’écrivain, le scénario en est la relecture sous forme d’« une fresque homosexuel­le sous l’Occupation ».
Divine surprise. Dans les années 1970, Genet avait terminé l’adaptation pour le cinéma de son premier roman, « Notre-Dame-desFleurs », à la demande de David Bowie, qui rêvait d’interpréte­r le rôle de Divine. Retrouvé dans les valises de l’écrivain, le scénario en est la relecture sous forme d’« une fresque homosexuel­le sous l’Occupation ».
 ??  ?? Passeur. Roland Dumas (ici, chez lui), avocat de Jean Genet, raconte sa relation avec l’écrivain, qui lui confia ce trésor en 1986, quinze jours avant sa mort.
Passeur. Roland Dumas (ici, chez lui), avocat de Jean Genet, raconte sa relation avec l’écrivain, qui lui confia ce trésor en 1986, quinze jours avant sa mort.
 ??  ?? Black Panthers. Brochure conservée comme une relique, publiée par le Committee to Defend the Panthers, organe de presse officiel du Black Panther Party en septembre 1970, quatre mois après le départ de Genet.
Black Panthers. Brochure conservée comme une relique, publiée par le Committee to Defend the Panthers, organe de presse officiel du Black Panther Party en septembre 1970, quatre mois après le départ de Genet.
 ??  ?? Cahier vert. « Nation noire américaine », sur le thème de l’homosexual­ité, est l’un des manuscrits inédits rédigés par Genet en 1971 sur l’aventure des Black Panthers.
Cahier vert. « Nation noire américaine », sur le thème de l’homosexual­ité, est l’un des manuscrits inédits rédigés par Genet en 1971 sur l’aventure des Black Panthers.
 ??  ?? Prescripte­ur. Depuis qu’il a été emprisonné, Genet ne dort pas sans Nembutal, puissant somnifère (avec lequel il a tenté, en 1967, de se suicider), qu’il prescrit –sur des blocs d’ordonnance­s subtilisés – à des proches comme Laurent Boyer (ci-dessus), son interlocut­eur chez Gallimard, ou à Paul Claudel ou à Stéphane Mallarmé !
Prescripte­ur. Depuis qu’il a été emprisonné, Genet ne dort pas sans Nembutal, puissant somnifère (avec lequel il a tenté, en 1967, de se suicider), qu’il prescrit –sur des blocs d’ordonnance­s subtilisés – à des proches comme Laurent Boyer (ci-dessus), son interlocut­eur chez Gallimard, ou à Paul Claudel ou à Stéphane Mallarmé !
 ??  ?? Enveloppe. Installé à Madrid en juin 1977 pour les besoins de son film (jamais abouti) « La Nuit venue », dont le scénario se trouve dans les valises, Genet, comme toujours, écrit. Sur le papier à lettres et les enveloppes de l’hôtel Puerta de Toledo : « Il faut prendre garde à ceci : que l’esprit révolution­naire doit être total (…). »
Enveloppe. Installé à Madrid en juin 1977 pour les besoins de son film (jamais abouti) « La Nuit venue », dont le scénario se trouve dans les valises, Genet, comme toujours, écrit. Sur le papier à lettres et les enveloppes de l’hôtel Puerta de Toledo : « Il faut prendre garde à ceci : que l’esprit révolution­naire doit être total (…). »
 ??  ?? Dessin. Genet croqué par son ami Jacky Maglia. Cet ancien coureur automobile devenu artiste est son exécuteur testamenta­ire. Ses dessins et ses lettres suivaient Genet partout.
Dessin. Genet croqué par son ami Jacky Maglia. Cet ancien coureur automobile devenu artiste est son exécuteur testamenta­ire. Ses dessins et ses lettres suivaient Genet partout.
 ??  ?? Témoignage. Première version (début des années 1980) d’« Un captif amoureux », son dernier livre, qui parut en 1986, un mois après sa mort. Genet consacra ses dernières forces à ce texte deux ans durant.
Témoignage. Première version (début des années 1980) d’« Un captif amoureux », son dernier livre, qui parut en 1986, un mois après sa mort. Genet consacra ses dernières forces à ce texte deux ans durant.

Newspapers in French

Newspapers from France