Le Point

Cinéma : à 80 ans, enfin le rôle de sa vie !

Abonné au cinéma d’action, Lance Henriksen révèle son immense talent dans Falling, de Viggo Mortensen.

- PAR PHILIPPE GUEDJ

Lance Henriksen. Un nom de Viking pour cette fine lame pourtant restée du côté des seconds couteaux de Hollywood, et ce depuis plus de quarante ans. Un mystère… Vous avez forcément remarqué ses traits taillés à la serpe, son regard lunaire et sa voix caverneuse dans une tripotée de films d’action ou de séries télévisées : flic dézingué par le cyborg Schwarzene­gger dans Terminator, gentil androïde protégeant Sigourney Weaver dans Aliens, le retour, chef de meute vampirique dans Aux frontières de l’aube, tueur sadique face à JeanClaude Van Damme dans Chasse à l’homme, agent du FBI hanté par les serial killers dans la série Millenium, cow-boy gangster dans Appaloosa, sans oublier des dizaines d’obscurs nanars directemen­t sortis en vidéo… Plus de 200 rôles au total ! Une vie passée à nous distraire, souvent dans l’ombre des têtes d’affiche. Pratiqueme­nt inconnu du grand public malgré son immense cote d’amour chez les cinéphiles, Henriksen se voit, au soir de sa vie, touché par la grâce. Dans Falling, de Viggo Mortensen, il incarne Willis Peterson, un fermier de la côte Est guetté par la démence, raciste et homophobe, engagé sur la voie tortueuse d’une réconcilia­tion avec son fils John (Mortensen), pilote de ligne installé en Californie avec son conjoint. Épuré, poignant, le récit entrelace les souvenirs passés du vieil homme à son présent confus pour mieux scruter l’histoire d’une famille lézardée par la rancoeur. Un véritable combat de boxe psychologi­que offrant au vétéran Henriksen l’occasion de briller d’un talent foudroyant sur le ring de ce beau drame intime. Et qui nous laisse littéralem­ent sonnés au générique final. Un coup magistral et le couronneme­nt d’une longue carrière pour celui qui se définit comme un « acteur primitif », vivant ses rôles à 100 %.

Peut-être l’héritage d’une existence chahutée : né à Manhattan en 1940, enfant pauvre et maltraité, fugueur à 12 ans, marin à 16, délinquant à 20, puis vagabond aux quatre coins de l’Amérique. Un parcours d’errance au croisement de Kerouac et de Dickens pour ce bourlingue­ur illettré jusqu’à la trentaine, tiré du ruisseau par le théâtre et la peinture et par son ami James Cameron, qui lui confia en 1986 l’un des rôles clés de sa carrière, dans Aliens, le retour. Même dans ses pires panouilles, on savait Lance capable du meilleur, mais dans Falling l’ex-disciple de l’Actors Studio

« J’étais un acteur inconnu et fauché et j’avais un peu sympathisé avec Truffaut. À la fin du tournage, il a laissé un colis dans ma loge. C’était le script des “Quatre Cents Coups”, accompagné d’une dédicace. »

révèle enfin toute l’étendue de son répertoire et de ses tripes. « Je n’ai pas hésité une seconde. Je savais que cette chance ne se reproduira­it plus jamais. Ce fut le tournage le plus intense de ma vie, une grande aventure qui m’a changé à tout jamais. J’ai l’impression que Viggo m’a réveillé, comme lorsque je suis sorti de mon séjour en prison. » C’était, à l’époque, pour vol de voiture, après ses deux ans dans la marine marchande. Un vrai dur, ce Lance, surnommé « le tueur de serpents » depuis ce jour de 1982 où, pendant le tournage de L’Étoffe des héros (où il incarne l’un des astronaute­s du programme Mercury), il écrasa d’un coup de bâton un serpent à sonnette qui s’était niché sous la roue de la Jeep d’Akira Kurosawa, en visite sur le plateau. L’intrépide se double d’un hypersensi­ble. Pendant le tournage de Falling, poussé dans ses retranchem­ents par Mortensen, il dut se faire violence pour crier les injures odieuses proférées par son personnage à l’endroit de son fils gay. Pire que les insultes : une scène où Willis, en pleine confusion mentale lors d’un déjeuner dominical avec son fils John (Mortensen), sa fille Sarah (Laura Linney) et leurs enfants, confond cette dernière avec sa défunte épouse et se lance dans un souvenir sexuel des plus gênants. « Ce fut horrible, raconte l’acteur. Je ne pouvais même pas regarder Laura dans les yeux, et Viggo insistait : “Lance, c’est à elle que tu dois t’adresser.” C’était comme un pont que je ne pouvais pas traverser. J’ai fini par trouver la force de le faire, mais je me suis senti sale d’avoir dit de tels mots à Laura. Falling est un film douloureux, comme peuvent l’être les familles. La mienne le fut en tout cas. »

Henriksen n’a pratiqueme­nt pas connu son père, James, dont l’épouse Margueritt­e, serveuse, divorça lorsque l’acteur avait 2 ans. Élevé dans la précarité, confronté avec son frère à un beau-père violent et « complèteme­nt dingo » qui le poussa à fuir la maison et l’école, le jeune Lance grandira sur la route. Un lourd bagage de vie, rembourré par une kyrielle de jobs (cireur de chaussures, serveur, pompiste, mineur…) qui ont forcément nourri l’âme de ce guerrier des arts. Dans les années 1960, la découverte des Quatre Cents Coups bouleverse notre écorché vif : « J’avais l’impression que François Truffaut racontait ma vie et mon enfance très dure. C’est tout le rôle d’un artiste: donner forme à ses propres blessures dans une oeuvre qui peut, à son tour, toucher le public et l’aider à mieux comprendre les siennes. » En 1976, Henriksen croisera son héros Truffaut sur le plateau de Rencontres du troisième type, de Steven Spielberg, où il incarne l’assistant du scientifiq­ue Lacombe : « C’est mon seul bon souvenir de ce film. J’étais un acteur inconnu et fauché, et j’avais un peu sympathisé avec Truffaut. À la fin du tournage, il a laissé un colis dans ma loge. C’était le script des Quatre Cents Coups, accompagné de cette dédicace : “Vous êtes et avez toujours été cet enfant.” Je suis resté un moment seul, à pleurer en silence… Je me souviendra­i de cette rencontre jusqu’à ma mort. »

Acteur opiniâtre, Henriksen donne tout, toujours, ■ partout. Il ne sait pas encore lire lorsqu’il doit auditionne­r pour son premier rôle au théâtre (une pièce de l’Off-Broadway d’Eugene O’Neill) ? Il apprendra son texte grâce à un enregistre­ment fait par un ami. Aucun budget pour les costumes sur Piranha 2 – Les tueurs volants (1981), premier film de James Cameron, tourné sans le sou à la Jamaïque, où Lance incarne un flic portuaire? Il paiera de sa poche – 75 dollars – le pantalon et la chemise d’un serveur local dont l’uniforme ressemble à celui d’un agent de sécurité. Pas d’argent non plus pour les cascades ? Henriksen sautera lui-même d’un hélicoptèr­e dans la mer pour les besoins d’une scène qui lui laissera une main cassée. En bon disciple de la Méthode, il a tendance à rester dans son rôle entre les prises, ce qui, parfois, rend ses employeurs inquiets sur sa santé mentale – comme le réalisateu­r John Woo, qui prit de ses nouvelles après Chasse à l’homme, en 1993. Dans Falling, l’identifica­tion fut quasi immédiate avec Willis : « C’est un homme abîmé qui ne veut pas être réparé et vit avec toutes ses cicatrices. Jouer ce personnage m’a poussé à comprendre ce qui était arrivé dans ma propre famille. La différence avec Willis, heureuseme­nt pour moi, c’est qu’alors que je fonçais tout droit vers les abysses. L’art m’a sauvé la vie. » Après plus d’une heure de conversati­on, c’est à regret que l’on quitte Lance Henriksen, artiste marqué mais apaisé, incandesce­nt. Et que les Oscars seraient bien inspirés de ne pas laisser tomber pour Falling ■

Falling, de Viggo Mortensen. En salles le 4 novembre.

 ??  ?? Sur le ring. Lance Henriksen et Viggo Mortensen dans « Falling », un combat de boxe psychologi­que. « Un film douloureux, comme peuvent l’être les familles », confie l’acteur.
Sur le ring. Lance Henriksen et Viggo Mortensen dans « Falling », un combat de boxe psychologi­que. « Un film douloureux, comme peuvent l’être les familles », confie l’acteur.
 ??  ?? Bourlingue­ur. Illettré jusqu’à la trentaine, Lance Henriksen a été rattrapé par le théâtre et la peinture. Et par son ami James Cameron.
Bourlingue­ur. Illettré jusqu’à la trentaine, Lance Henriksen a été rattrapé par le théâtre et la peinture. Et par son ami James Cameron.

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