Le Point

La grande revanche des petites villes Avec la crise sanitaire, leur taille humaine attire de plus en plus les habitants de métropoles. Un mouvement durable ?

- PAR AUDREY EMERY ET VALÉRIE PEIFFER

S’installer à Aurillac ? « Mais quelle drôle d’idée… Il y a des personnes qui le font ? » dit étonné Didier, un Parisien de souche. Avant d’ajouter dubitatif: «Mais c’est au fin fond de la France et, en plus, il y fait froid. » Et pourtant… Depuis la fin du confinemen­t, la ville du Cantal attire, comme le montre la carte réalisée par la plateforme Vivrovert (lire l’encadré). « Nous ne disposons pas encore de chiffres sur notre démographi­e, mais les maisons de caractère se vendent en quelques jours et tous nos programmes immobilier­s se remplissen­t vite », confirme Pierre Mathonier, le maire de la ville. Le rêve d’Alphonse Allais de « bâtir des villes à la campagne » gagne du terrain dans la tête des urbains. Nombreux sont les citadins qui rêvent de fuir les grandes villes pour s’installer au vert. « Aurillac est justement une ville à la campagne avec des paysages exceptionn­els, souligne le maire. Il faut cinq minutes pour courir en pleine campagne et nous avons tous les services structurés pour répondre aux besoins quotidiens de nos habitants en termes de santé, de culture et de sport… En outre, nous avons un des taux de délinquanc­e les plus bas de France. » Dans le palmarès des villes où il fait bon vivre, réalisé par l’associatio­n éponyme, et qui se base sur 180 critères, Aurillac arrive en 8e position dans la strate des villes de 20 000 à 50 000 habitants.

La revanche des villes moyennes aurait-elle sonné ? Après Paris et le désert français – qui est aussi le titre de l’ouvrage que le géographe Jean-François Gravier publia en 1947 –, et après l’avènement des métropoles ces dernières décennies, on pourrait bien voir le désert se remplir. On en veut pour preuve les campagnes de promotion qui fleurissen­t dans le métro parisien, sur les murs des grandes métropoles et même

Le rêve d’Alphonse Allais de « bâtir des villes à la campagne » gagne du terrain dans la tête des urbains.

à la télé depuis le déconfinem­ent. Certains territoire­s vont même plus loin. Nièvre attractive, agence de développem­ent touristiqu­e, a lancé cet été le programme Essayez la Nièvre, qui a invité des familles à venir y vivre pendant une semaine. «On a ouvert les inscriptio­ns le 26 juin. On tablait alors sur 150 candidatur­es: on en a reçu 565 », se félicite le directeur de l’agence Stéphane Bénédit. Finalement, une centaine de familles ont été sélectionn­ées en fonction de leur métier, de leur âge et de leurs CSP, afin de ne pas avoir que des retraités et que des cadres. Soixante ont été accueillie­s cet été, dix pendant les vacances de la Toussaint, et d’autres le seront d’ici au printemps. Pour le moment, 18 candidats, dont 13 en activité, ont lancé leur projet de déménageme­nt, parmi lesquels une aide-soignante, un interne, un ébéniste et le futur patron d’une chambre d’hôte. « Nous leur avons présenté l’offre touristiqu­e ainsi que des représenta­nts des mondes économique et associatif, en fonction de leurs compétence­s. Notre territoire a des manques dans les secteurs numérique, médical et commercial. Quand leur projet ne nous paraît pas réalisable, nous le leur disons», souligne Stéphane Bénédit, qui évalue le coût de cette opération estivale à 50 000 euros pour son agence et à 30 000 euros pour les communauté­s de communes qui ont financé la semaine de gîte.

Tout n’est cependant pas gagné. « Mais qu’est-ce que tu vas aller t’enterrer dans la Nièvre ? » Anne Bourgeois entend encore ses amis s’étonner de son projet de

déménageme­nt dans les environs de Nevers. Un retour aux sources pour cette Parisienne qui a grandi jusqu’au baccalauré­at dans la Nièvre avant de partir faire ses études à Clermont-Ferrand (Puyde-Dôme) puis dans la capitale. « Cela fait quelques années que j’envisage de partir de Paris, mais je réfléchiss­ais plutôt à des villes comme Lyon ou Bordeaux. Et puis il y a eu le confinemen­t. Dans mon deux-pièces du 10e arrondisse­ment, j’ai pris conscience que je pouvais vivre autrement, faire des choses à distance. J’ai passé le weekend précédant le 14 Juillet dans la Nièvre et cela m’est apparu comme une évidence : c’est là que j’ai envie d’être. » Actuelleme­nt consultant­e dans un cabinet de formation, cette quinquagén­aire se donne six mois pour déménager et réaliser son projet d’entreprise dans le domaine du développem­ent personnel.

Seront-ils nombreux à sauter le pas ? Telle est la question qui titille tous les maires de villes petites et moyennes. « Depuis plusieurs années, une évolution sensible est en cours, analyse Patrick Levy-Waitz, auteur en 2018 d’un rapport sur les tiers-lieux en France et désormais président de l’associatio­n France tiers-lieux, bras armé du gouverneme­nt pour assurer le développem­ent de ces espaces dans l’Hexagone. Si rien ne change encore en apparence, des mouvements de population­s sont en cours. Entre 2012 et 2017, Paris a ainsi perdu l’équivalent de la population du 5e arrondisse­ment. » Selon une enquête réalisée par l’Ifop pour l’associatio­n Villes de France et l’Agence nationale de la cohésion des territoire­s, 23% des actifs des grandes villes envisagent de déménager et 50 % souhaitent habiter dans une ville moyenne.

« Parler d’exode urbain est prématuré. Je préfère évoquer une périurbani­sation, c’est-à-dire un départ vers un habitat individuel dans une zone rurale qui se trouve à la périphérie d’une grande ville », analyse le géographe Laurent Chalard. Pour ce dernier, s’il est vrai que beaucoup d’habitants des métropoles ont fait de leur résidence secondaire leur

résidence principale le temps du confinemen­t et y habitent encore actuelleme­nt, rien ne permet d’affirmer que ce sera définitif. Il n’empêche : les villes petites et moyennes veulent y croire. « Le rêve du pavillon avec jardin est encore ancré chez les Français, et le confinemen­t a été vécu comme une expérience assez traumatisa­nte par les citadins. En outre, nos villes ont des atouts à faire valoir pour ces habitants en manque de nature », assure Caroline Cayeux, maire de Beauvais et présidente de Villes de France, l’associatio­n des élus des communes françaises comptant entre 10 000 et 100 000 habitants. C’est aussi ce que pense Christophe Bouillon, maire de Barentin (Seine-Maritime) et président de l’Associatio­n des petites villes de France : « Ces territoire­s offrent un cadre de vie, une façon d’envisager le travail et même les services dans l’air du temps. Et cela d’autant plus que nous nous sommes mis au diapason des enjeux contempora­ins, entre autres de celui de l’environnem­ent. »

Défi. « Il est plus aisé pour nos villes de relever le défi climatique et mettre en oeuvre les bonnes pratiques, en particulie­r en matière de déplacemen­ts doux », confirme Isabelle Le Callennec, maire de Vitré (Ille-etVilaine). Mais comme tous les maires des villes de moins de 100 000 habitants, elle insiste : « Nous ne manquons pas d’atouts. Tout est tellement plus simple dans une ville moyenne et notamment pour les parents. Mais aussi évidemment d’un point de vue immobilier: il est plus facile d’accéder à la propriété à Vitré que dans une métropole. » Et si Vitré n’a ni la mer ni la montagne, la ville affiche un dynamisme économique important. « Nos entreprise­s recrutent, même si, avec la crise, on peut craindre un tassement. C’est notre force », explique-t-elle. Car elle le sait : la porte d’entrée dans la course aux habitants est aujourd’hui encore l’emploi. « Le principal moteur d’un déménageme­nt reste le travail, confirme Laurent Chalard. Pour être attractif, un territoire doit créer beaucoup d’emplois. »

À Châteaurou­x (Indre), la métropole sort ainsi le grand jeu pour accueillir de nouveaux salariés. Elle propose Mobi’cadres avec l’Associatio­n pour l’emploi des cadres (Apec), un programme de coaching qui offre un accompagne­ment gratuit et personnali­sé aux candidats à l’exode. Outre l’aide à la recherche d’emploi, la mairie met en lien les nouveaux arrivants avec les agences immobilièr­es, les écoles et guide aussi leurs conjoints. « Pour les garder, nous organisons tous les deux mois des afterworks lors desquels nous les emmenons notamment dans les coulisses de l’aéroport, de la salle de spectacle », ajoute Catherine Dupont, vice-présidente de Châteaurou­x métropole chargée du développem­ent économique et de l’emploi.

En dopant le télétravai­l, la crise sanitaire pourrait bien favoriser l’exode urbain dans les années à venir. Pour le fondateur de la plateforme Vivrovert, la bascule est enclenchée : « Nombreux sont les “exodeurs” qui choisissen­t leur lieu de vie indépendam­ment de leur lieu de travail. On tient là la clé d’une nouvelle approche du développem­ent économique. » « Les nouvelles technologi­es revisitent notre géographie et les distances. Nous pouvons désormais être nulle part et être au centre du monde », explique Jean-Christophe Fromantin. Pour le maire de Neuilly-surSeine, le modèle métropolit­ain, de nos jours dans l’impasse, avait en réalité montré ses limites avant l’épidémie. « Il produit de l’isolement, de la pollution et des îlots de chaleur. De plus, il standardis­e l’économie. » En 2018, il a publié un essai, Travailler là où nous voulons vivre. Vers une géographie du progrès (Éditions François Bourin), dans lequel il proposait d’organiser la France autour de 350 villes moyennes et d’une dizaine de métropoles.

Un programme qui ne pourra pas se faire sans la disparitio­n des zones blanches, ces déserts où aucun opérateur n’a déployé son réseau de téléphonie mobile ou rendu possible l’accès à Internet. « Si les déploiemen­ts de la 4G et de la fibre se font à un rythme soutenu, il y a encore des trous dans la raquette », indique Christophe Bouillon, qui estime que 3000 communes ont encore des problèmes de téléphonie. Mais le maire de Barentin d’ajouter : « Cela devrait être réglé dans cinq ou six ans. » Pour lui aussi, le principal handicap des petites et moyennes villes est l’emploi. Selon l’Insee, les métropoles concentren­t encore 85 % des emplois. « Mais le basculemen­t est à notre portée grâce à l’essor du télétravai­l. Il est possible de rapatrier des activités à notre échelle. Les entreprise­s 4.0 n’ont pas besoin des grandes agglomérat­ions, poursuit-il. Nos villes doivent ouvrir tous leurs chakras pour attirer les entreprise­s et les télétravai­lleurs. »

Le déploiemen­t des

« Avec les nouvelles technologi­es, nous pouvons désormais être nulle part et être au centre du monde. » J.-C. Fromantin

tiers-lieux, ces espaces hybrides qui peuvent accueillir des télétravai­lleurs, fera partie à l’avenir des grands enjeux pour les villes moyennes. Elles l’ont d’ailleurs bien compris. « Quand j’ai commencé ma mission sur les tiers-lieux pour le gouverneme­nt, il y en avait 700. Aujourd’hui, j’estime qu’il y en a plus de 1 800, note Patrick Levy-Waitz. En deux ans, nous avons assisté à leur explosion. » Rares sont les villes qui n’ont pas mis en place des espaces de coworking ultraconne­ctés. «Nous sommes en train d’imaginer un tiers-lieu pour accueillir les télétravai­lleurs », annonce Alain Gest, le président de la métropole d’Amiens. Pour lui, cette nouvelle attractivi­té s’explique par plusieurs facteurs : de gros investisse­ments réalisés pour les équipement­s culturels et sportifs et l’implantati­on de la plus grosse plateforme d’Amazon ou de la licorne Ynsect, qui gomment un peu l’image d’une cité ouvrière ébranlée par la fermeture de l’usine Goodyear ou l’échec de la reprise de l’usine Whirlpool. « Ici, les salaires sont moins élevés qu’à Paris et les ressources humaines ont moins de concurrenc­e. Les entreprise­s parisienne­s qui viennent installer des antennes ont donc de moins en moins de mal à convaincre leurs collaborat­eurs de venir », poursuit Alain Gest.

Prise de conscience. Outre les villes touristiqu­es, les villes proches d’une grande métropole reprennent aussi des couleurs. Elles ne sont plus des cités-dortoirs où il ne se passe rien. « Roanne pourrait bien devenir le 10e arrondisse­ment de Lyon, s’amuse Yves Nicolin, le maire de la ville. Nous attirons de plus en plus de personnes qui ont des liens profession­nels avec Lyon et qui apprécient la qualité de vie de notre ville.Nous avons presque tout à Roanne. Toutes les activités s’y font plus facilement que dans une grande ville. En outre, vous avez accès aux bureaux du maire et du préfet vite et facilement. »

Reste que toutes les villes ne seront pas égales en termes d’attractivi­té. Pour celles qui n’ont ni la mer, ni la montagne, ni une métropole à proximité, le développem­ent sera plus délicat. « Dans certains territoire­s, il faudra continuer de compenser l’image négative qui a la peau dure », confirme Aurore Thibaud, responsabl­e de l’agence Laou. Créée en 2017 et établie à Limoges (HauteVienn­e), celle-ci aide les Francilien­s à s’installer dans la région en les guidant sur le lieu, la recherche d’emploi et de logement. « Beaucoup pensent qu’en quittant la capitale ils perdent en conviviali­té et en lien social. Mais c’est complèteme­nt faux », note Aurore Thibaud, qui observe toutefois un changement des mentalités depuis le confinemen­t : «La crise a fait prendre conscience aux Parisiens que vivre dans une ville moyenne est plus intéressan­t que vivre dans une métropole, où le mode de vie n’est pas follement différent de celui de la capitale. »

La revanche ne sonnera donc pas pour toutes les villes. En particulie­r pour « celles qui cumulent les aspects négatifs – paupérisat­ion, racialisat­ion et vieillisse­ment – et qui sont donc répulsives », reconnaît Clémence Dupuis. Néanmoins, cette architecte qui a entamé une thèse sur «la beauté des nouvelles ruralités » assure que ces villes en s’intéressan­t de près à la question esthétique pourraient bien remonter la pente. «La beauté d’une ville est performati­ve. Il leur faut mettre en avant leur esthétique particuliè­re, la donner à voir pour dissoudre le monopole du beau qui n’appartiend­rait qu’aux villes d’art et d’histoire», affirme-t-elle. Certaines villes aimeraient bien pouvoir la croire… ■

« Dans certains territoire­s, il faudra continuer de compenser l’image négative qui a la peau dure. » Aurore Thibaud

 ??  ?? Atouts. Si Vitré (Ille-et-Vilaine) ne bénéficie ni de la mer ni de la montagne, elle affiche néanmoins un dynamisme économique important dans un cadre médiéval.
Atouts. Si Vitré (Ille-et-Vilaine) ne bénéficie ni de la mer ni de la montagne, elle affiche néanmoins un dynamisme économique important dans un cadre médiéval.
 ??  ??
 ??  ?? Classée. Aurillac (Cantal) arrive en 8e position dans le palmarès des villes entre 20 000 et 50 000 habitants où il fait bon vivre.
Classée. Aurillac (Cantal) arrive en 8e position dans le palmarès des villes entre 20 000 et 50 000 habitants où il fait bon vivre.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France