L’Europe solidaire du bout des lèvres
Tâtonnements. L’Union n’a pas la même vision de l’islam radical…
Les partenaires européens de la France ont unanimement soutenu Paris après les égorgements des catholiques de Nice. Mais le choix des mots n’est pas toujours très audacieux, note l’eurodéputé français Arnaud Danjean (LR-PPE), ancien de la DGSE. Dans un tweet, il met côte à côte la déclaration d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, et celle de Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan. Von der Leyen dénonce la « barbarie » et le « fanatisme » ; le patron de l’Otan (dont la Turquie est membre) parle de « haine » mais n’identifie pas ses auteurs à l’islamisme radical. «Pourriez-vous, s’il vous plaît, qualifier cette haine, cette barbarie et ce fanatisme qui frappent nos valeurs et notre civilisation ? Ce n’est pas anonyme. C’est l’islamisme radical », réagit Arnaud Danjean.
« C’est toute la communication édulcorée de la Commission et du Service pour l’action extérieure. Ne rien dire qui puisse fâcher. Être inclusif et bienveillant… » s’agace le même. D’ailleurs, le communiqué des 27 à l’issue du Conseil européen qui s’est tenu le 29 octobre au soir adopte une prudence de langage similaire lorsqu’il faut nommer l’ennemi. On déplore une « attaque terroriste en France », la « violence extrémiste », mais surtout le communiqué s’achève par un « appel » à tous les leaders autour du monde à « oeuvrer pour le dialogue et la compréhension entre les communautés et les religions plutôt que pour les divisions ». Là encore, pas trace de l’islam radical…
Le slalom de Merkel. Angela Merkel, la plus proche partenaire d’Emmanuel Macron, n’abandonne jamais un registre mesuré quand il s’agit de réagir (souvent avec retard) à un événement à chaud. Elle délègue en général cette tâche à son porte-parole, Steffen Seibert. Jeudi, celui-ci a relayé les propos de la chancelière : «Je suis profondément choqué par les meurtres cruels commis dans une église à Nice. Mes pensées vont aux proches des assassinés et des blessés. La solidarité de l’Allemagne est due à la nation française en ces heures difficiles. » Cette fois, Merkel réalise un slalom géant : elle évite les termes « attentats », « terrorisme » et « islamistes »… Officiellement, il s’agit toujours pour la chancelière de laisser le temps à l’enquête de déterminer la nature exacte des faits, mais, dans le fond, il s’agit plutôt de minimiser et d’éviter ce qui pourrait être perçu comme un conflit civilisationnel. À l’Élysée, on a intégré le fait que certains des partenaires européens soient « moins vocaux que d’autres » . « Beaucoup privilégient encore le dialogue, même si on va vers plus de fermeté, assure Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes. Une réserve allemande ? « Aucune sur les insultes d’Erdogan et moins qu’avant sur le problème plus général que pose la Turquie. »
La CSU très « cash ». La Turquie, c’est le talon d’Achille de l’Allemagne : la communauté turque s’y élève à 2,7 millions de personnes (dont 840 000 ont la nationalité allemande) ; les entreprises allemandes sont nombreuses en Turquie ; la chancelière a elle-même négocié l’accord sur les réfugiés avec le président Erdogan et joue l’intermédiaire entre Athènes et Ankara dans l’affaire de la prospection des champs gaziers maritimes.
La pusillanimité allemande visà-vis de l’islamisme radical n’est pas le fait de tous. Au Parlement européen, le président du groupe PPE (chrétien-démocrate) Manfred Weber ne rate jamais une occasion d’être ferme. « L’Europe doit cesser de négocier l’adhésion de la Turquie à l’UE », martèle-t-il. Le financement de la préadhésion turque a coûté à l’UE plus de 9 milliards d’euros entre 2007 et 2020. Mais Manfred Weber est un membre de la CSU et non de la CDU. « La CSU est traditionnellement plus cash sur le sujet turc », relève Arnaud Danjean. À gauche, le vote turc était traditionnellement acquis au SPD en Alle
Pour Angela Merkel, il s’agit d’éviter ce qui pourrait être perçu comme un conflit civilisationnel.
magne. D’où le fait que ses leaders se montraient généralement plus prudents vis-à-vis de cette communauté. Mais, là aussi, les choses changent. Jeudi, après l’attentat de Nice, c’est justement le SPD Heiko Mass, chef de la diplomatie allemande, qui a été le plus direct : « L’islamisme radical tue et ne doit pas avoir sa place dans notre société. »
Des chrétiens-démocrates ambigus. Pour certains à la CDU, le tabou tient à la tradition de la démocratie chrétienne. « Ça peut sembler paradoxal, mais il existe des démocrates-chrétiens qui placent si haut l’appartenance confessionnelle qu’ils en viennent à être indulgents, compréhensifs visà-vis d’une forme d’islam politique. Sur le mode : “Nous sommes démocrates-chrétiens, pourquoi empêcherions-nous des musulmans d’être des démocrates musulmans ?” Ce faisant, ils sont les idiots utiles des Frères musulmans à la Erdogan, qui les ont encouragés dans cette interprétation en leur disant : “Exactement, nous sommes comme vous avec un peu de retard, nous voulons concilier une confession et un régime politique démocratique…” »
Naturellement, la pression migratoire et le chantage exercé par la Turquie par ce biais incitent de nombreux pays d’Europe centrale à la retenue. C’est notamment le cas du Hongrois Viktor Orban, lequel redoute une nouvelle vague migratoire qui passerait par le Bosphore. Mais, contre toute attente, le pays le plus en pointe contre les éventuelles sanctions que pourrait prendre l’UE vis-à-vis d’Ankara n’est autre que la petite île de Malte ! Or l’unanimité est requise…
Le trouble jeu de Malte. Le 7 août, les ministres des Affaires étrangères turc, maltais et le gouvernement d’entente nationale libyen (GEN) ont d’ailleurs signé une déclaration commune sur le conflit en Libye. Les trois délégations ont exprimé leur réserve vis-à-vis de l’opération Irini (chargée de faire respecter l’embargo sur les armes) conduite par l’Europe ! Autrement dit, le gouvernement maltais de Robert Abela (travailliste), membre de l’UE, s’appuie sur la Turquie pour torpiller la politique commune décidée par l’Union et à laquelle il a participé.
Le bras d’honneur d’Erdogan. Début octobre, le Conseil européen a mis sur la table une proposition généreuse vis-à-vis du président turc, avec notamment la modernisation de l’accord d’union douanière (en vigueur depuis 1963 sur le commerce essentiellement agricole). Il n’est, bien sûr, plus question d’adhésion à l’UE. En cas de refus, les conclusions du Conseil évitaient d’employer – prudence, encore… – le terme de «sanctions» mais renvoyaient aux articles du traité de fonctionnement de l’UE qui les prévoient… Trop légère pour les Chypriotes, trop dure pour les Grecs (qui espéraient une avancée avec Erdogan), la formulation des conclusions avait dû faire l’objet d’une négociation nocturne avec Macron et Merkel en intermédiaires. Or Erdogan a floué tout le monde. Le président turc avait opportunément retiré ses bateaux des zones litigieuses juste avant le Conseil européen pour les réintroduire aussitôt après. L’affaire des caricatures de Charlie Hebdo n’est qu’un prétexte pour faire monter la pression contre Macron, le leader le plus en pointe pour défendre les Grecs et les Chypriotes.
Les Européens maintiennent, pour le moment, leur offre généreuse jusqu’en décembre ■