Le Point

L’oeil des services algériens

Alger observe avec angoisse la résurgence de la menace islamiste. Et regrette certaines naïvetés françaises.

- PAR ADLÈNE MEDDI, À ALGER

Un an après les attentats du 11 septembre 2001, Alger connaît une recrudesce­nce des attentats ciblés : bombes artisanale­s en pleine ville, assassinat­s de policiers, faux barrages meurtriers dans sa banlieue proche. Après une fausse accalmie, les groupes armés islamistes retrouvent une nouvelle vigueur. De nouveaux « commandos itinérants», à la mode ETA, hantent alors les grandes villes, surtout Alger, frappant au coeur, «misant sur une projection de puissance et non de force, optant pour des pénétratio­ns qualitativ­es dans un milieu urbain hautement sécurisé, au lieu d’y déplacer logistique ou forces armées trop vite repérées », explique M., ex-analyste au sein des services spéciaux.

Autre difficulté que doivent surmonter les différents corps de sécurité et de renseignem­ent : le jeune âge des recrues au sein de ces groupes de guérilla urbaine et leur absence des fichiers d’identifica­tion croisés (police-armée-renseignem­ent militaire).

« Nous sommes en 2002, en pleine traque mondiale de Ben Laden. Nos amis américains viennent d’adopter en Afghanista­n la théorie des essaims (swarming). Pour eux, il n’est plus question de combattre des États selon les stratégies convention­nelles, mais plutôt de lutter contre des réseaux éparpillés de par le monde, reliés par des logiques de soutien ou da´ llégeance, ou les deux à la fois. C’est la guerre des réseaux, la Netwar », expose l’expert, qui ajoute que des cadres de la CIA, venus à Alger à cette période pour des échanges périodique­s, soutiennen­t fortement cette approche.

« Cette idée, nous l’avions déjà adoptée et adaptée depuis l’apparition du phénomène terroriste en Algérie », poursuit M., qui ajoute, dépité : «Mais le souci n’était pas dans l’approche technique, le souci ce sont toujours et encore les politicien­s. »

«Parasitage­s politiques». À cette période, durant le premier mandat du président Bouteflika, les tensions politiques commencent à se ressentir entre un président qui se présente comme un grand réconcilia­teur et les hauts gradés. « On imposait dans le discours officiel les termes de “terrorisme résiduel”, de “banditisme” et de “dernier quart d’heure du terrorisme”, on voulait nous forcer à éluder la menace pour la seule gloire du projet de “réconcilia­tion nationale” de Bouteflika. C’était démotivant, démoralisa­nt… une trahison», se souvient Amin, ancien chef de groupe d’une troupe d’assaut, engagé depuis 1995 dans la guerre contre le maquis islamiste.

« Ces parasitage­s politiques ont eu un effet néfaste sur la réponse au revival du terrorisme urbain en ce début de millénaire. Le temps de la politique et celui d’une stratégie de lutte sont incompatib­les. C’est ce qui nous rapproche des Américains… et nous éloigne des Français », commente M., converti dans le consulting sécuritair­e pour une grande firme américaine en Algérie. « Quelle que soit la couleur politique du patron à la Maison-Blanche, le hardware antiterror­iste ne bouge pas. En France, on fait trop de politique au détriment des opérationn­els », estime l’expert, qui suit avec attention les récents développem­ents dramatique­s en France.

Alger est très attentif à ce qui se passe en ce moment en

France. «Nous sommes liés.

La proximité humaine et géographiq­ue, les liens multiforme­s font que chaque secousse d’un côté fait trembler l’autre », relate un officier du renseignem­ent, assurant qu’une sorte de « téléphone rouge » relie très régulièrem­ent les deux communauté­s de renseignem­ent. Côté algérien, personne ne veut commenter publiqueme­nt les récents événements, mais, chez les « opés », on regrette la « persistanc­e de ce problème si français ». « Leurs décideurs écoutent peu les sécuritair­es parce que la stratégie de ces derniers, protéiform­e, inscrite dans la durée et nourrie d’une excellente expertise, ne correspond pas à l’offre politique qui doit être rapide et expéditive », note un ex-cadre militaire, qui a assisté à des échanges entre les services français (« d’une qualité d’écoute et d’analyse impression­nante ») et algériens. L’autre souci est qu’en France « le discours politique ou médiatique assimile vite l’assaillant à une communauté au lieu de l’en isoler, le principe d’une traque est d’isoler la proie loin des bois, et non pas de la repousser vers ses tanières », fait remarquer un ancien officier de la lutte antiterror­iste.

De plus, comme l’expliquait au Point le théologien Kamel Chekkat, qui a participé en France à des travaux sur la déradicali­sation : « Leurs hommes politiques idéologise­nt tout ce qu’ils font… Toute action est placée sous le signe de la laïcité qui, selon moi, n’est plus la laïcité de 1905 mais un déni du religieux, une sorte d’athéisme. »

« L’hystérie politicien­ne apporte de la confusion là où un policier ou un militaire a besoin de cohésion, ajoute M., l’ex-analyste des services. Quand j’entends en France des responsabl­es de la sécurité ou des syndicats de la police faire des déclaratio­ns sur les religions ou sur Erdogan, je ne comprends pas. Il ne faut jamais hypothéque­r le temps long de la lutte antiterror­iste par la conjonctur­e politique. Nous en savons quelque chose. »

« Avons-nous déclaré la guerre au Soudan, à l’Iran ou à l’Arabie saoudite qui, indirectem­ent, avaient soutenu nos barbus ? Non. Nous avons rompu nos relations avec Téhéran (1993-2000) et envoyé des avertissem­ents aux autres: “Voilà ce que vous avez fait, voilà le résultat chez nous ; si vous continuez, assumez.” Et ils ont compris le message sans pour autant “monter” l’opinion publique ou les relais officiels les uns contre les autres », nuance un ancien diplomate algérien. Ce dernier ne comprend d’ailleurs pas la montée de l’hostilité envers la Turquie qu’il ressent en France: « D’abord, la Turquie n’est pas Erdogan. Quand Khatami est arrivé au pouvoir [1997-2005], Téhéran a été plus audible à nos argumentai­res et a cessé de nous embêter (…). Ensuite, focaliser sur un “ennemi de l’extérieur” brouille les priorités internes. »

Lignes rouges. Alger deale avec Ankara sur les questions régionales (Libye, Syrie, etc.) tout en traçant discrèteme­nt des lignes rouges sur les éventuelle­s ingérences, comme le soutien turc au parti du Mouvement de la société pour la paix (MSP, tendance Frères musulmans). « Un équilibre délicat, mais réalisable si on l’éloigne de l’hystérie médiatique et des surenchère­s politicien­nes », précise l’ex-diplomate.

« Ce qui m’inquiète, c’est que les discours précipités en France donnent un coup d’accélérate­ur au terrorisme, lâche M. La configurat­ion actuelle en France est celle de l’Algérie de 1992 où les différents courants islamistes, y compris modérés, sont tentés par la clandestin­ité, poussés par la “convergenc­e”. Les indécis, joints par des opérationn­els comme les revenants de Daech, ont un terrain propice à la radicalisa­tion et au passage à l’action armée. J’espère tellement me tromper. »

« Les discours précipités en France donnent un coup d’accélérate­ur au terrorisme. »

M., ex-analyste au sein des services spéciaux

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Un policier surveille la plage d’El Kettani, à Bab El-Oued, quartier populaire de la ville d’Alger, le 15 août.
Sous contrôle. Un policier surveille la plage d’El Kettani, à Bab El-Oued, quartier populaire de la ville d’Alger, le 15 août.
 ??  ?? Frictions. Le ministre algérien des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum (à dr.), et son homologue français, Jean-Yves Le Drian, à Alger, le 12 mars.
Frictions. Le ministre algérien des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum (à dr.), et son homologue français, Jean-Yves Le Drian, à Alger, le 12 mars.
 ??  ?? Rapprochem­ent. Recep Tayyip Erdogan était l’invité du président algérien, Abdelmadji­d Tebboune, à Alger, le 26 janvier.
Rapprochem­ent. Recep Tayyip Erdogan était l’invité du président algérien, Abdelmadji­d Tebboune, à Alger, le 26 janvier.

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