Dis-moi quelle série tu regardes…
À l’occasion du hors-série du Point Le pouvoir expliqué par les séries, le politologue Jérôme Fourquet nous livre un sondage Ifop exclusif sur les séries préférées des Français. Surprise : c’est une série contestataire qui arrive en tête...
Ce sondage sur les séries préférées des Français, effectué sur un échantillon de 3 013 personnes de 18 ans et plus, permet de mesurer leurs choix et leurs goûts selon leur proximité politique, leur âge et leur catégorie socioprofessionnelle. Comme il se doit, les séries américaines se taillent la part du lion, notamment chez les sympathisants RN. Tout en élisant numéro un La Casa de papel, ils alignent dix séries américaines (de Game of Thrones à Malcolm) en tête de classement, rassemblés autour d’une culture pas très nationale, donc, la culture yankee.
Autre surprise : c’est la série espagnole La Casa de papel, diffusée sur Netflix, qui, au-delà du RN, remporte tous les suffrages chez les Verts, LREM, LR et ceux qui se sentent proches des Gilets jaunes. Elle se classe aussi deuxième chez les Insoumis et troisième au PS. Un véritable phénomène que cette série où des Robin des Bois, masqués à la façon des Anonymous, braquent la Fabrique nationale de la monnaie pour imprimer des billets de banque, narguant les pouvoirs publics – mais sans voler le contribuable.
Outre la qualité intrinsèque de la série, Jérôme Fourquet, le directeur du département Opinion de l’Ifop, y voit « une signification politique sur l’état d’esprit actuel de l’opinion publique et sa défiance envers les institutions. C’est une série cash qui fonctionne auprès de tous les publics. Il faut se souvenir aussi, pour expliquer le succès de La Casa de papel, que le mouvement des Gilets jaunes a démarré chez nous à cause d’une taxe. Ça marche en France, mais aussi dans le monde entier. En Algérie, l’un des hymnes des supporteurs de football, en pointe dans la contestation du pouvoir, s’appelle La
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Casa del Mouradia, du nom du palais présidentiel. » ■
De quoi retenir deux leçons: la mondialisation des séries, d’une part, et un fond de l’air à la révolte partout dans le monde. « Quand les séries bien faites surfent sur ce climat-là, elles rencontrent un large écho, à l’instar du film The Joker, souligne Jérôme Fourquet. On est dans cette ambiance violente de fin du monde avec une exaltation de ceux qui se révoltent. »
Autre série, autre blockbuster bien classé, Game of Thrones, axé sur le côté fantastique et médiéval, sur les jeux de pouvoir, la géopolitique et la peur des invasions. Un univers brutal, basé sur le rapport de forces. « Ça nous dit aussi quelque chose de notre époque, sur le retour du tragique dans l’Histoire, souligne le directeur de l’Ifop. On n’est plus dans la “fin de l’Histoire”, selon Francis Fukuyama, mais dans le réveil des grands empires, le choc des puissances. Il y a un côté très sombre, décliniste et pessimiste : pas de doute, “Winter is coming”. Pour moi, ce slogan correspond à tout un discours écologique qui nous dit plutôt, d’ailleurs, “Summer is coming”. Le réchauffement climatique est là, tout va cramer au lieu de geler. Mais, “winter” ou “summer”, il y a l’idée d’une fatalité menaçante et que demain sera pire qu’aujourd’hui. »
Résultat : un imaginaire commun assez partagé. « Qu’on soit Insoumis, écolo ou au Rassemblement national, ajoute Fourquet, on est dans le même univers. Il n’y a pas une France coupée en deux, entre la droite et la gauche. Ces blockbusters disent quelque chose sur l’air du temps, la révolte, avec La Casa de papel, la peur de l’apocalypse et les chocs géopolitiques, avec Game of Thrones.»
Deux séries qui relèvent d’ailleurs du domaine de l’imaginaire ou de l’allégorie politique. Les séries plus réalistes, comme Baron noir, inspirée de partis politiques existants, ou comme, dans une certaine mesure, Le Bureau des légendes, parlant des services secrets français, n’arrivent qu’en deuxième partie de tableau dans la plupart des familles politiques. Outre le fait qu’elles sont diffusées sur des chaînes payantes et non pas sur des canaux hertziens gratuits (cela dit, La Casa de papel ou Game of Thrones non plus), « elles font moins recette, note Fourquet, et cela révèle que le rapport au politique dans une série qui porte sur l’élection présidentielle est plus distendu. Un phénomène qui nous renvoie à celui de l’abstention, très fort en France. »
De même, avec Baron noir, on peut s’interroger sur son incidence sur la vraie vie politique avec l’arrivée, dans la saison 3, de l’homme providentiel Christophe Mercier, antisystème et venu de nulle part. « L’entourage présidentiel a judicieusement distillé cette hypothèse dans les rédactions, note Jérôme Fourquet, pour faire prendre conscience du danger que serait pour le pays un tel candidat. Entendez : un leader démago qui viendrait mettre le pays en l’air, d’où l’urgence d’envoyer un signal aux gens sérieux pour qu’ils se ressaisis
« “La Casa de papel” a une signification politique sur l’état d’esprit actuel de l’opinion publique et sa défiance envers les institutions. » Jérôme Fourquet
sent et votent pour le candidat déjà en poste à l’Élysée. »
On pense, bien sûr, à la candidature, vite retirée, de l’humoriste Bigard. Autrement dit, à défaut de révolte et de fin du monde, Baron noir montre une insurrection qui pourrait passer par les urnes.
Clivages générationnels
La série Breaking Bad, qui donne également une image sombre de la société (un prof de chimie de l’Éducation publique américaine qui tire le diable par la queue verse dans l’économie parallèle en utilisant ses talents pour fabriquer de la drogue), permet aux électeurs du PS, des Verts et du Rassemblement national d’être sur la même longueur d’onde, tandis que les Marcheurs et les Républicains la plébiscitent moins. «On voit bien que les séries américaines dominent dans les choix du Rassemblement national, qui a un électorat populaire, note Jérôme Fourquet. Il y a quelques années, lors de la libération d’otages français en Afrique, certains étaient revenus barbus. Et Marine Le Pen avait dit : “Attention, ce sont des islamistes, on les a retournés !” Elle était complètement sous l’emprise du syndrome Homeland !»
Dans ce classement politique des séries, on note également des clivages générationnels et sociologiques. Il y a des séries pour les jeunes et pour les vieux, des séries pour les bobos et d’autres plus populaires. « Par exemple, si je prends Les Petits Meurtres d’Agatha Christie, précise Jérôme Fourquet, on est sur le public de France 2, relativement âgé, et on retrouve d’ailleurs cet effet d’âge dans le classement par familles politiques : on est très fan au PS, chez les Marcheurs et les Républicains qui ont un électorat âgé, et moins chaud chez les Verts, les Insoumis et au Rassemblement national, dont les électorats sont en moyenne plus jeunes et plus contestataires. » C’est le cas aussi de Capitaine Marleau, la série phare de France 3. S’adressant à un public âgé, elle est première au Parti socialiste, sixième chez Les Républicains mais aussi à La France insoumise, qui a un électorat jeune mais sans doute séduit par le côté anar du personnage joué par Corinne Masiero – à l’inverse, elle est quinzième chez LREM, dont ce n’est pas la tasse de thé.
En revanche, Stranger Things, le gros carton de Netflix où des adolescents sauvent le monde d’une menace extraterrestre, est une série plus appréciée chez les Insoumis, les Verts, au Parti socialiste et même au Rassemblement national, qui plébiscite aussi Walking Dead et ses armées de zombies… On note également qu’une série à succès comme Dix pour cent, sur France Télévisions, intéresse moins le RN, LFI, le PS et Les Républicains que les Verts et les Marcheurs, peut-être plus urbains, qui apprécient cette série située dans le milieu des agents de stars du cinéma…
« En fait, conclut le directeur de l’Ifop, on ne peut pas parler de séries de gauche et de droite : ce sont davantage des clivages générationnels et sociologiques qui opèrent. D’autant que le système politique est moins binaire et que les électeurs du PS, de LREM ou de LR ne sont pas forcément différents dans leurs goûts. On aurait pu penser, à la lumière des événements politiques, que deux France se regardaient en chiens de faïence : en tout cas, elles sont toutes les deux pour La Casa de papel ! »